«La presse est libre; la censure ne pourra jamais être établie; il ne peut être exigé de cautionnement des écrivains, éditeurs ou imprimeurs. Lorsque l’auteur est connu et domicilié en Belgique, l’éditeur, l’imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi»: dès mes déjà lointains débuts dans la défense du journalisme libre, à l’échelon international, j’ai cité l’article 25 de la Constitution belge. En soulignant à la fois l’incroyable liberté qu’il proclamait à l’époque où il a été rédigé – en 1831! – et l’optimisme indécrottable de ses rédacteurs qui osaient croire que jamais, un gouvernement, quelle que soit sa composition, ne remettrait en cause cette liberté et ne se risquerait à établir la censure.
Sur le plan politique, cet optimisme s’est avéré: à l’exception des périodes d’occupation, pendant les deux guerres mondiales, la presse belge n’a pas eu à subir les affres de la censure. Et si la Constitution belge a fait l’objet de multiples révisions depuis sa rédaction, et plus particulièrement au cours du dernier demi-siècle, l’article 25, lui, a gardé sa forme originelle voire désuète, quand elle fait référence au «cautionnement».
Qu’une presse libre soit bénéfique même aux autorités auxquelles elle apparaît par essence suspecte, parce que si la presse est libre, elle sera crédible quand elle saluera l’action de ces autorités: c’est un message que j’ai délivré à plusieurs reprises, notamment depuis mon élection, il y aura bientôt trois ans, à la présidence de la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ). Une pensée magistralement exprimée par Beaumarchais dans une sentence, extraite du Barbier de Séville, dont le quotidien français Le Figaro a fait sa devise: «Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur». La citation m’a été souvent utile pour me défendre d’accusations de parti-pris formulées avec plus ou moins de bonne foi contre moi, dans ma pratique journalistique. J’ai développé ce plaidoyer notamment face à des chefs d’État ou de gouvernement dont le respect de la liberté de la presse ne constitue pas le principal motif de notoriété. Partant du principe que parler de liberté de la presse avec des autorités qui la respectent revient à prêcher à des convaincus…
Ce que le constituant de 1831 ne pouvait pas anticiper, c’est qu’un jour, journalistes et patrons de presse se retrouveraient peut-être toujours unis pour défendre ensemble des enjeux essentiels pour la presse, comme cela fut le cas avec la loi sur la protection des sources, au début de ce siècle, mais qu’ils s’affronteraient plus souvent sur les conditions de travail et de rémunération des journalistes: l’Association Générale des Journalistes Professionnels de Belgique n’a vu le jour, en tant que telle, qu’en 1978, alors que la création des associations de presse, qui l’ont précédée, datait de la fin du XIXeme siècle.
Ce que les parlementaires de 1831, parmi lesquels de nombreux journalistes (autres temps, autres mœurs) pouvaient encore moins imaginer, c’est qu’un jour, les médias se trouveraient intégrés dans des groupes industriels ou économiques dont l’activité principale est très éloignée de l’édition, et qui ne considèrent les médias que comme des instruments de propagande, pas comme des éléments essentiels de la démocratie. Et qu’une censure économique insidieuse supplanterait la censure politique.
Et c’est précisément alors que se profile la fin de mon mandat, à la présidence de la FIJ, que l’impensable se produit, avec la manifestation publique et impudente de cette censure insidieuse par de prétendus éditeurs de presse!
Et où cela se produit-il? Hélas, hélas, hélas, comme s’exclamait feu le général de Gaulle, en annonçant à la télévision française le putsch des généraux à Alger, c’est au sein même du journal qui m’emploie et qui (air connu) ne me rémunère pas assez à mon goût.
L’impensable s’est même produit trois fois: d’abord avec le licenciement ciblé de journalistes perçus comme trop critiques; ensuite avec la coupure de l’accès au site Web du journal et à ses réseaux sociaux à tous les journalistes du groupe; et enfin, ce mercredi 6 mars, avec la décision surréaliste (mais même dans un pays réputé pour son surréalisme, c’est de l’inédit!) prise par la direction de ne pas publier un journal que les journalistes avaient bouclé, après avoir décidé la reprise conditionnelle du travail! L’Avenir s’est tout de même retrouvé en librairies et dans les boîtes à lettres ce jeudi 7, après un compromis tardif, mais quoi qu’il en soit, la rupture de confiance entre la rédaction et sa direction, téléguidée par son actionnaire, ne peut être plus manifeste!
Ces dernières manœuvres ont été conduites avec la complicité d’un pseudo directeur des rédactions qui s’est encore couvert de honte en tentant de camoufler les barrières mises aux journalistes à l’accès au site web et aux réseaux sociaux du quotidien derrière une prétendue maintenance informatique, opération toujours annoncée par avance et de préférence effectuée de nuit ou en tout début de journée, manière de ne pas interrompre trop longtemps le flux de l’information. Le prétendu directeur des rédactions a par là, si besoin en était encore, confirmé le soupcon qui fait de lui le serviteur docile de ceux qui l’ont imposé à ce poste.
Ces épisodes démontrent combien la dénonciation, faite d’abord par le magazine Le Vif, de l’existence d’une «liste noire» de journalistes, coupables de trop d’indépendance par rapport à l’actionnaire Nethys, n’était pas la simple répétition d’une rumeur régulièrement répandue en cas de restructuration d’entreprises, comme me le disait encore récemment le vice-président de la Centrale Nationale des Employés.
Le conflit en cours aux Éditions de l’Avenir est un conflit social, mais il est bien plus que cela. Raison pour laquelle les syndicats, habitués à régler des problèmes sociaux, n’ont pas compris que la réticence des journalistes à accepter les conditions de départ offertes aux candidat(e)s à une préretraite qui ne veut plus dire son nom ou au départ volontaire, ne portait pas seulement sur des conditions financières ignorant leur convention de travail et de rémunération propre, mais surtout sur le respect de leur statut et de leur indépendance.
C’est sans doute faute d’avoir suffisamment pris la mesure de cet enjeu que les organisations syndicales ont rompu unilatéralement une convention de collaboration vieille d’une dizaine d’années, qui les liait à l’Association des Journalistes Professionnels et à la Société des Rédacteurs, restées seules pour défendre les droits matériels et l’indépendance des journalistes. Ce qui leur vaut l’appui massif des journalistes de L’Avenir. La direction du groupe l’a bien compris, qui refuse désormais de négocier avec les représentants légitimes de la rédaction, et tente de contourner l’obstacle en se remettant à table avec les syndicats: à eux, cette fois, de ne plus se laisser abuser!
Les dénégations maladroites encore opposées par l’administrateur-délégué des Éditions de l’Avenir, Jos Donvil, notamment dans Le Soir de ce mercredi, sur l’existence de cette «liste noire» de journalistes à éliminer, n’abusent donc plus personne. Notamment quand il se contente de dire qu’il ne «connaît pas» les journalistes prêts au départ à la préretraite ou au départ volontaire qui se sont fait connaître après le week-end d’ultimes négociations du 17 février, et dont le nombre suffisait à réduire à néant la nécessité de quatre licenciements secs pour atteindre le nombre exigé par le plan social en cours d’application.
On se souviendra qu’il y a quelques mois à peine, alors qu’il n’était encore «que» l’administrateur-délégué en charge du pôle TelCo de Nethys, le même Jos Donvil avouait n’avoir aucune compétence en matière de presse. Il l’a solidement démontré ensuite, par exemple en défendant mordicus devant une commission réunie du Parlement wallon et du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, le choix d’un grand format du journal, opéré par le conseil d’administration contre l’avis de la rédaction et de la grande majorité des lecteurs de L’Avenir. Jos Donvil, aujourd’hui, prétend avoir toujours été partisan du petit format, plébiscité par les lecteurs: on sait quel poids accorder à ses affirmations à géométie variable.
L’enjeu de tout ce qui se joue depuis quelques jours aux Éditions de l’Avenir dépasse, de loin, la nécessité d’appliquer un plan social pour redresser la situation financière d’une entreprise de presse.
Les réactions de solidarité exprimées par les société de journalistes des autres médias francophones, les témoignages d’encouragement prodigués par de nombreux lecteurs l’indiquent clairement: c’est l’existence d’une presse libre et critique, qui est en cause.
Il appartient au pouvoir politique d’en tirer les conséquences avec d’autant plus de vigueur que, dans le cas de l’actionnaire de L’Avenir, Nethys, et de son intercommunale faîtière Publifin, dont le changement de nom en Enodia n’a pas effacé le souvenir des dérives, le pouvoir wallon avait pris une série de recommandations, dont bien peu ont été respectées. À commencer par celle qui voulait imposer des conseils d’administration indépendants, aux filiales privées de Publifin, pardon, d’Enodia. La composition du conseil d’administration des Éditions de l’Avenir (et la manière dont il se réunit et prend ses décisions) montre qu’on est loin du compte.
Si toutes ces possibilités de faire échec à la volonté déclarée de l’actionnaire des Éditions de l’Avenir échouent, il me restera toujours une ultime ressource: en qualité d’ancien président de la Fédération Internationale des Journalistes, je pourrai presser celle ou celui qui me succédera en juin à cette fonction d’interpeller les autorités belges, communautaires et wallonnes, pour leur expliquer qu’une presse libre peut bénéficier aux autorités en place dans la mesure où elle est libre de les critiquer. Et donc de gagner en crédibilité, même quand elle approuve leur action…
Le bout du tunnel reste lointain…
Le déroulement des événements, depuis la rédaction de ce billet, n’a guère permis de faire évoluer les choses. D’abord parce que les syndicats, une nouvelle fois, non seulement se sont engouffrés tête baissée dans le piège qui leur était tendu, et n’ont négocié que le volet social d’un problème bien plus large , mais qu’en plus, ils ignoré leur propre pratique en signant un accord sur la réintégration, à des conditions très discutables, des trois journalistes injustement licenciés, avant de le soumettre à une assemblée générale du personnel. Ils auraient été mieux inspirés, en l’occurrence, de se souvenir de la manière dont leurs dirigeants procèdent, avec le projet d’AIP négocié au sein du « Groupe des Dix »….
Cette assemblée s’est déroulée de manière très fraîche pour eux: journalistes et non-journalisets ont rappelé aux négociateurs syndicaux que, habituellement, un projet d’accord est soumis à l’approbation du personnel. Et que, quel que soit le résultat du vote, c’est forts de la confiance de leurs mandants que les délégués et permanents peuvent retourner auprès de la direction pour signer l’accord… ou s’atteler à le renouveler.
Et puis manque toujours un engagement ferme sur l’indépendance rédactionnelle, sérieusement mise à mal par le « lock-out » opéré par la direction, une grande et triste première pour la presse belge. Dans la foulée, l’assemblée générale a mandaté à la quasi unanimité l’Association des Journalistes Professionels (AJP) et la Société des Rédacteurs (SDR) pour aller négocier ce volet de leurs revendications.
A priori, tout semblait s’engager favorablement: la direction générale avait accueilli les représentants de la rédaction, pris note de leurs remarques, et annoncé un nouveau rendez-vous pour ce vendredi 8 mars dans la matinée. Puis, comme il y a quelques semaines, la mécanique s’est grippée. Le rendez-vous a été reporté à lundi, au-delà du week-end. Officiellement parce que tous les acteurs étaient fatigués? Ou bien parce qu’il faut laisser le temps à Liège de dicter ses conditions?
Et puis une interview, à paraître ce samedi, de l’administrateur-délégué, Jos Donvil, dans les colonnes du journal, ne laisse rien présager de bon. Une fois de plus – on se demande bien dans quelle école de formation des cadres ont peut bien enseigner que pour résoudre un problème, ce n’est pas avec ceux qui l’ont posé qu’on doit chercher une solution, mais avec d’autres interlocuteurs – il y annonce refuser toute négociation avec l’AJP « qui n’est pas un syndicat » et avec laquelle il n’entend donc que « discuter ».
L’expérience du plan social, qui ne s’est désembourbé qu’après un dimanche de négociation avec les représentants des journalistes, ou celle, toute fraîche, des licenciements brutaux opérés (Jos Donvil dénonce une « grève sauvage », sans envisager que semer le vent amène souvent à récolter la tempête!) ne lui auraient donc rien enseigné?
Quant au « lock-out », dénoncé par la Fédération Européenne des Journalistes devant le conseil de l’Europe, Jos Donvil le… nie tout simplement.
« Quand un chauffeur des camion est en grève, il n’a pas besoin des clés du véhicule », explique-t-il. Mais l’accès au site web et aux réseaux sociaux du journal ont été coupés pendant deux jours, y compris ce mercredi quand les journalistes avaient décidé de la reprise du travail, sous la menace d’une nouvelle grève le vendredi, si rien ne changeait. Raison pour laquelle la direction n’a pas rouvert les robinets, argumente l’administrateur-délégué de L’Avenir.
C’est bien cela l’objet de l’alerte lancée au Conseil de l’Europe: au moment où les journalistes voulaient reprendre leur travail, c’est bien la direction qui les en a empêchés. C’est ce qu’on appelle un lock-out, tout simplement.
Tel M. Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir, Jos Donvil aurait-il mis en oeuvre le premier lock-out de l’histoire de la presse belge sans s’en rendre compte?