Irresponsabilité en cascade


La responsabilité en cascade est un principe bien connu des journalistes belges, qui, depuis l’adoption de la première Constitution, en 1831, protège la liberté de la presse, en posant que «si l’auteur est connu ou domicilié en Belgique», ni l’éditeur, ni l’imprimeur, ni le distributeur de journaux (à l’époque, c’était la seule forme de presse), ne pourront être poursuivis. En 1993, c’est un vertu de ce principe de droit que l’hebdomadaire «Charlie Hebdo» sera bloqué dans notre pays, pour avoir titré «Le roi des cons est mort», à l’occasion du décès du roi Baudouin, le 31 juillet. Les autorités politiques et judiciaires de l’époque n’avaient pas le sens de l’humour, et n’avaient peut-être pas perçu l’allusion aux blagues belges qui circulaient à l’époque en France.

Pourquoi cette évocation? Parce que la dégradation du climat social dans notre pays, et singulièrement en Wallonie, me semble procéder d’une… irresponsabilité en cascade, à laquelle personne ne semble plus échapper.

Grève au finishOr donc, les cheminots en grève, sauvage puis couverte par leurs syndicats, depuis mercredi dernier, viennent de déposer un nouveau préavis de grève, pour ces mercredi, jeudi et vendredi. Avec une revendication inchangée: le retrait de la décision de mettre en relation l’octroi de leurs jours de crédit aux journées de travail effectivement prestées.

Cette  revendication est d’autant plus difficile à faire passer dans le grand public, que, dans le privé, cette liaison entre récupérations et prestations est automatique dans tous les secteurs. Mais aussi parce que, depuis dimanche, on sait que les cheminots ont accepté cette liaison pour le passage de leur semaine de travail de 40 à 38 heures, mais pas pour la réduction de leur durée hebdomadaire de travail de 38 à 36 heures: le secrétaire général de la CGSP-Cheminots, Michel Abdissi, n’a en tout cas pas contredit l’ancien patron de la SNCB, Étienne Schouppe, sur ce point, dimanche, sur le plateau de «Ce n’est pas tous les jours dimanche» sur RTL TVI!

Les cheminots peuvent encore se faire comprendre des usagers, quand ils disent se battre pour le maintien d’un service public de qualité sur le rail. Ils n’en jouent pas moins un jeu dangereux: comme l’a rappelé le nouveau ministre MR de la Mobilité, François Bellot, la Belgique n’a obtenu qu’une exception limitée dans le temps au principe de libéralisation du rail dans notre pays, à la condition de démontrer que la solution nationale est plus efficace que la libéralisation.

Les cheminots expliquent à juste titre qu’ils ont déjà fait preuve d’un effort notable de productivité ces dernières années. Mais la paralysie prolongée du rail, wallon en tout cas, ne plaide pas en leur faveur. Et si plus aucun obstacle ne s’oppose à la libéralisation, ce ne sont pas tant des acteurs privés qui débouleront chez nous, comme ceux que le ministre Open vld de la Coopération, Alexander De Croo a évoqués de manière provocatrice… et donc très peu responsable, évoqués aujourd’hui. Mais des transporteurs, type la SNCF et la Deutsche Bundesbahn, voire les NS (Nederlandse Spoorwegen), tout aussi publics que notre paralysée SNCB.

Bus du TecLes chauffeurs du TEC, qui vont à nouveau débrayer ce mercredi, auront plus de difficultés à se dépeindre comme d’aussi rigoureux défenseurs du transport public, tant leurs grèves à répétition leur ont donné l’image, depuis des années, de gréviculteurs prêts à démarrer pour un oui ou pour un non.

Le mouvement a été initié par le TEC de Liège-Verviers, où on évoquait, ce mardi, la possibilité de prolonger la grève de ce mardi sans doute jusqu’à la fin de semaine. Cela ne redorera pas son blason: il y a plus de vingt ans déjà que les relations sociales sont parties en quenouille au TEC Liège-Verviers, et rien ne semble en mesure de les rétablir durablement.

Tout cela pose, mais pas là uniquement, la question de la gestion syndicale en elle-même. Je l’ai déjà exprimé en un précédent billet, un(e) leader syndical(e) est là, d’abord et avant tout, pour porter les revendications de ses mandataires. Et, parfois, pour déclencher une grève, arme ultime afin de débloquer une situation. Mais la responsabilité syndicale est aussi d’analyser la situation. De savoir jusqu’où on peut faire triompher le point de vue de ses mandataires. De se rappeler qu’un accord est toujours fait de compromis de part et d’autre. Et de pouvoir arrêter une grève quand elle cesse de servir l’objectif fixé.

Négocier un pré-accord, puis annoncer qu’on le présentera à «la base», mais qu’on ne le défendra pas, ne témoigne pas d’un grand sens des responsabilités. Car soit on estime qu’on a atteint dans ce pré-accord le maximum de ce qu’on pouvait espérer, et il faut alors aller l’expliquer. Soit on se rend compte qu’il reste encore une marge de progression… et on ne conclut pas un pré-accord. Présenter un pré-accord à «la base» sans le défendre, c’est paver la voie à un rejet, derrière lequel il est ensuite facile de s’abriter. On y gagne rarement en crédibilité.

Dans le dossier des cheminots, le retrait de la circulaire contestée de la direction semble être devenu un enjeu plus symbolique qu’autre chose. Difficile, dans ces conditions, attendre que les choses bougent encore.

Au TEC, c’est plus simple: aucune revendication spécifique ne semble avoir été invoquée: le mouvement de grève annoncés, outre le volet de confort qu’il contient, relèverait alors du bras-de-fer engagé par la CGSP et le gouvernement Michel. Qu’une grève ait, par nature, quelque chose de politique, ne doit pas surprendre; qu’elle ait une portée exclusivement politique est déjà plus discutable. L’exercice, en tout cas, est risqué: le puissant syndicat britannique des mineurs s’est laminé, en tentant de faire reculer une jeune Première ministre, dont les leaders syndicaux n’avaient pas compris qu’elle allait s’attirer le surnom de «dame de fer».

Un conflit social, je le répète, se conclut nécessairement par un compromis, où tout le monde est gagnant… ou perdant selon les points de vue. Le raisonnement vaut aussi pour le camp patronal, ou politique.

La direction de HR-Rail savait pertinemment bien qu’en appliquant une décision contestée par les syndicats après son adoption en commission nationale paritaire, en décembre dernier, elle risquait de provoquer un incendie social. Qu’elle n’ait, en l’espèce, apparemment pas préparé de position de repli semble, là aussi, singulièrement irresponsable.

Et que dire alors des acteurs du conflit dans les prisons? Côté syndical, l’encadrement du mouvement ne dégage pas une impression de maîtrise particulière. Mais on ose espérer que le ministre CD&V de la Justice, Koen Geens, n’a pas cru éteindre l’incendie, quand il a annoncé hier avoir signé un accord avec «trois syndicats sur quatre» et donc qu’il n’y avait plus matière à négociation! Que cet accord soit rejeté à plus de 90% dans les établissements pénitentiaires wallons est un fait dont le ministre ne peut pas ne pas tenir compte, d’autant que la représentativité du gouvernement  dont il fait partie est tout à fait déficitaire en Wallonie. Son annonce, dans ce contexte, manquait, elle aussi, singulièrement de responsabilité!

Koen Geens s’est déclaré prêt, encore, à rencontrer les leaders syndicaux de la FGTB et de la CSC. Mais pour qui leur dire, encore?

Reste, en dernier recours, une solution responsable, quand plus rien ne paraît pouvoir sortir une négociation de l’impasse: changer le niveau et les acteurs de la discussion. Allo, Charles Michel, Marc Goblet, ou Marie-Hélène Ska?

Communauté germanophone: légitimité et limites d’une autonomie


Les Germanophones ne doivent plus être qualifiés de «derniers Belges», comme ils l’ont été longtemps été, tant au sens propre qu’au sens figuré: ils se veulent désormais «Germanophones de Belgique», et postulent leur autonomie à l’égard de la Wallonie: telle est la conclusion qu’on peut tirer d’un dossier intéressant publié par mon excellent confrère Pierre Havaux, dans le «Vif» de cette semaine.

white flagLe constat ne surprendra pas celles et ceux qui, depuis des années, ont suivi l’évolution de cette minorité linguistique qu’on peut qualifier de mieux protégée au monde: l’éviction, en 2014, de l’inamovible ministre-président socialiste Karl-Heinz Lambertz, au bénéfice du ProDG (dénomination de l’ancien PDB, Parti des Belges de langue allemande) Lorenz Paasch, concrétisait déjà cette évolution, marquée depuis près d’une décennie par la revendication, par la Communauté germanophone, du transfert d’un maximum de compétences régionales wallonnes. Pareil transfert ferait de cette Communauté culturelle une Région à part entière, composante d’un fédéralisme à quatre (Flandre, Wallonie, Bruxelles, et Région germanophone), présenté comme d’aucuns (à Eupen, notamment…) comme le remède à la sempiternelle confrontation entre Flamands et Francophones, à la base des révisions constitutionnelles depuis 1970. Des réformes qui, pour certains, n’ont fait que déliter l’État fédéral, et nourrir l’indépendantisme flamand…

Paradoxalement, cette revendication régionale n’est généralement pas acceptée par les… régionalistes wallons, qui refusent en quelque sorte aux Germanophones ce qu’ils réclament pour eux-mêmes. Un peu à l’instar de ces Britanniques, qui veulent se retirer de l’Union Européenne, mais n’acceptent pas que les Écossais, par exemple, manifestent leur désir de se séparer du Royaume (encore pour l’instant) Uni.

Ce refus se cache souvent sous un prétexte condescendant: la Communauté germanophone serait trop exiguë pour exercer seule des attributions qui dépasseraient rapidement sa capacité budgétaire.

L’argument est irrecevable: pour paraphraser un confrère à la préretraite, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est aussi le droit des peuples à s’indisposer eux-mêmes. Et à supposer que l’exercice de toutes les compétences régionales impose un régime fiscal très sévère aux Germanophones de Belgique, c’est leur affaire, et pas celle de l’ensemble des Wallons. Après tout, l’autonomie a un prix.!

On comprend parfaitement par ailleurs la frustration des Germanophones de Belgique qui ne peuvent bénéficier dans leur langue des services auxquels tous les Wallons et tous les Belges, Flamands ou Francophones, ont par ailleurs droit. Pour rappel, l’allemand est une des trois langues officielles de la Belgique fédérale: on n’imaginerait pas qu’en Suisse, l’allemand, l’italien, ou le français, subisse le même sort que la langue de Goethe chez nous. Et que l’allemand ne soit pas la langue prioritairement enseignée dans l’arrondissement de Verviers, voisin, où je vis, ne me paraît pas seulement une aberration: cette lacune témoigne aussi, sans doute, d’un manque de considération qu’on peut deviner de moins en moins supportable à Eupen ou à Saint-Vith.

Une scission de la Région germanophone de la Wallonie mettrait enfin fin à un mécanisme assez absurde, qui se produit à chaque élection régionale, où, dans le même arrondissement de Verviers, tous les partis mettent des candidat(e)s germanophones en ordre très utile pour être élus au Parlement de Namur: la manœuvre leur permet de placer un(e) élu(e) francophone additionnel(le), en suppléance, au Parlement de la Communauté française (pour conserver l’appellation constitutionnelle de l’institution).

Pour autant, l’exiguïté de la Communauté germanophone pose, en soi, des limites à cette volonté d’autonomie totale, sous l’angle de son fonctionnement démocratique. La démocratie, telle que l’ont conçue les Lumières, suppose en effet un équilibre entre les pouvoirs législatif, exécutif, et judiciaire. Pareil équilibre postule de trouver, à chaque étage de ces différents niveaux de pouvoirs, des élu(e)s ou des magistrat(e)s qui puissent exercer leur mission en toute indépendance, sans prêter le flanc au moindre soupçon de partialité.

La démocratie, telle que nous la concevons, suppose aussi une presse démocratique, présente en Communauté germanophone, avec un (seul) quotidien, une chaîne publique de radiotélévision, et des radios privées. Qui remplissent  incontestablement leur office en toute indépendance, mais on sait, comme l’a écrit Alain Besson, que la presse locale est en «liberté surveillée»: des journalistes, d’aussi grande qualité qu’ils et elles soient (et il n’en manque pas en Belgique germanophone), par définition très proches du public et des institutions dont ils (et elles)  observent le fonctionnement sont, par essence, soumis à un contrôle social plus sourcilleux. À l’heure où il faut des coalitions de journalistes d’investigation, au niveau mondial, pour dévoiler de grands dossiers qui dévoilent la face cachée de dossiers particulièrement complexes, tels les Panama Papers ou le LuxLeaks, l’exercice est difficile. Même dans une région frontalière du Grand-Duché de Luxembourg. Foi de journaliste d’un quotidien… régional!

Ce qui vaut pour la presse vaut aussi pour les pouvoirs législatif et exécutif: l’interdiction du cumul des mandats, mise en place avec beaucoup de difficultés au niveau wallon, pour réduire les possibilités de conflits d’intérêts, est pratiquement impossible en Communauté germanophone.

Et que dire d’une Justice, où, par exemple, un travailleur qui s’est vu donner tort devant le tribunal du travail, se retrouve, en appel, devant un ancien collègue du juge qui a examiné son dossier en première instance?  Cela ne suffit évidemment pas pour le récuser, encore moins pour l’accuser d’impartialité. Mais cela nourrit d’autant plus chez le justiciable un soupçon de connivence, que le premier juge, lui, croise à de multiples reprises, au cours de réceptions officielles qui rassemblent le gratin de la petite Communauté, non seulement les responsables politiques germanophones de touts niveaux de pouvoirs; mais aussi les autorités militaires; les principaux employeurs; ou les principaux mandataires syndicaux. Tout un petit monde qui se tient par la barbichette, et où le risque de relâchement de la vigilance démocratique est bel et bien présent.

Pour légitime qu’il soit, le désir d’autonomie accrue des Germanophones belges représente pour eux un  défi bien plus démocratique que simplement budgétaire. Le transfert de compétences, sans doute inévitable, devra être bien pesé…