De larges coups de canif dans la déontologie journalistique


Le journalisme a des exigences éthiques élevées, que la plupart des journalistes belges s’efforcent de respecter, et c’est l’honneur de notre profession. Le décryptage fait partie des tâches journalistiques les plus délicates et les plus élevées. Il postule une vigilance déontologique accrue. Les radotages entendus (et lus) cette semaine sur deux faits divers, l’un tragique, l’autre extrêmement sensible, constituent le degré zéro du journalisme. Si tant est qu’on puisse encore, en l’espèce, parler de journalisme.

Le drame de Jambes, où une mère de famille a noyé ses deux jeunes enfants, reste largement incompréhensible. Il faudra des mois pour tenter de comprendre comment un geste aussi horrible a été possible, et si celle qui l’a posé était, au moment où elle l’a commis, responsable de ses actes. Cela n’a pas empêché l’émission «C’est vous qui le dites» de lancer le débat, sur «Vivacité», le lendemain même de l’annonce du drame. Ouvrant le robinet, comme d’habitude, aux commentaires (in)dignes de Café du Commerce sur un événement qui commandait avant tout la réflexion, et un certain silence, au-delà de l’exposé brut des faits.
On refait le mondeMardi soir, l’émission «On refait le monde», sur Bel RTL, a encore faire «mieux», si on peut dire: revenant sur le même sujet, les protagonistes ont annoncé en direct, d’un ton dramatique, que le compagnon de la Jamboise, père de son deuxième enfant, s’était suicidé. Information révélée, expliquaient-ils, par le site Web de «SudPresse». Et les commentaires de s’apitoyer sur le désespoir de cet homme qui, écrasé par sa solitude, avait choisi de quitter ce monde. Avant l’aveu, marqué d’une gêne certaine, en fin d’émission: l’information n’était pas relative au compagnon actuel de la mère infanticide… mais à son précédent compagnon, dont avait dit qu’il était décédé, et dont avait appris qu’il s’était suicidé!

Les mêmes commentateurs ont abondamment par ailleurs évoqué le scandale sexuel dans lequel sont impliqués des mineurs d’âge, élèves du collège Saint-Michel à Bruxelles. Les deux juristes se sont notamment indignés de l’exclusion de l’établissement des cinq adolescents impliqués, alors que la jeune fille, exposaient-ils, n’en avait pas été expulsée. S’ils avaient pris la peine de se renseigner, ils auraient su que cette jeune fille a été écartée, et que la seule différence avec les garçons impliqués dans l’épisode en question, c’est qu’elle a gardé le droit de présenter ses examens de fin d’année scolaire dans l’établissement. La sanction était-il inique, comme l’ont proclamé Pierre Chomé et Olivier Martins? Faudrait-il encore connaître le règlement intérieur de l’établissement, voire les règlements en vigueur dans l’enseignement de la Communauté française (pour conserver la dénomination constitutionnelle de l’institution). Personne n’a songé à poser la question en sens inverse: les parents des autres enfants inscrits dans cet établissement (huppé) n’auraient-ils pas été en droit de s’interroger sur le sérieux de l’établissement, si on n’avait pas sanctionné les protagonistes de ce scandale.

Protagonistes dont il convient de respecter l’anonymat, puisqu’ils sont mineurs, ont rappelé les avocats de leurs parents. L’obligation est légale, faut-il le dire. Un député d’extrême-droite francophone, que je me refuse à nommer, n’en a cure, puisqu’il bénéficie jusqu’au 25 mai, mais manifestement pas au-delà, de l’immunité parlementaire: il n’a donc pas hésité à désigner indirectement un des jeunes impliqués, en nommant une ministre en fonction, qu’il a accusée, sans preuves évidemment, d’avoir voulu influer sur les responsables de l’établissement scolaire.

Est-ce cet individu méprisable qui a déclenché les débordements médiatiques qui ont suivi? Il faut observer que l’affaire avait déjà été abordée par «Sud Presse», au prix, et cela pose sinon problème déontologique, du moins problème de confiance pour les journalistes à l’égard de leurs interlocuteurs, de la divulgation de propos échangés sous forme de huis clos. Le «Laatste Nieuws» ensuite, a franchi un pas, en nommant une ministre du gouvernement Di Rupo (et donc en désignant illégalement, de manière indirecte, un des protagonistes mineurs potentiels de ce scandale sexuel). Ce qui a permis à «Sud Presse», ce jeudi, de se voiler d’hypocrisie, en affirmant respecter la loi sur la protection des mineurs (même si un pas supplémentaire était franchi avec la référence à… un ministre fédéral), mais en qualifiant cette loi d’absurde, au motif que les réseaux sociaux ne sont pas tenus à son respect. Ce qui est bien entendu faux.

Le point final, jusqu’à présent, a été ajouté sur un blog salé, dont l’auteur ne s’est pas contenté de citer nommément la ministre en question, sous le prétexte de poser la question d’un éventuel dérapage (non prouvé) à l’égard de sa fonction, mais est allé jusqu’à accuser les journalistes d’avoir cédé à des pressions pour taire le scandale sexuel en question, tout en réclamant une intervention du… Conseil de déontologie journalistique, à l’égard des médias qui l’ont évoqué! Cherchez donc la cohérence, dans cet Hôpital qui se moque ainsi de la Charité!

Dernier élément que les éminents journalistes d’investigation qui se sont penchés sur cette affaire ont omis de creuser: le scandale en question remonte à cinq mois, et les sanctions à l’égard de leurs protagonistes ont été prises il y a plusieurs semaines. Est-ce vraiment un hasard si cette affaire déboule, notamment par l’intermédiaire d’un député indigne de sa fonction, à quelques semaines d’un dimanche électoral crucial?