Souvenir émouvant, en ce 21 mai: il y a septante ans tout juste, aux aurores, mon père, Victor Leruth, frappait à la porte de ses parents, et retrouvait les siens, après cinq années de captivité en Allemagne nazie. On imagine l’émotion qui les a tous étreints: lui qui retrouvait celles et ceux à qui il avait si souvent pensé, derrière les barbelés; eux, qui revoyaient leur fils, frère, et futur époux, amaigri par les épreuves, et vieilli peut-être plus que ce que les photos transmises depuis ses Oflags successifs d’Eischtätt puis de Fischbeck auraient pu laisser penser.
Les prisonniers rentrés allaient être fêtés par leur village de Braives. Pour le paternel, l’existence allait rapidement retrouver un cours normal: instituteur nommé avant la Seconde Guerre mondiale, il avait été remplacé par un intérimaire durant ses années d’absence; et il a tout naturellement retrouvé son poste.
Le retour des anciens prisonniers de guerre, les anciens PG comme on l’a vite dit, ne s’est pas toujours passé de manière aussi harmonieuse. Pour certains, le retour au foyer a été difficile: les enfants avaient grandi sans eux, et il y avait une relation à reconstruire, à la fois avec eux et avec leur conjointe. D’autres se sont aperçus qu’ils avaient été remplacés, pendant leur séjour Outre-Rhin, soit dans leur famille, soit dans leur boulot. Car la Belgique, libérée en septembre 1944, avait déjà redémarré, en mai 1945, et des postes de travail avaient été attribués. Et tant pis pour ceux qui étaient absents à ce moment-là. Heureusement, l’heure de la reconstruction avait sonné, et l’industrie, alors, avait besoin de nombreux bras: les choses se sont réglées petit à petit.
Collectivement, par contre, les anciens prisonniers de guerre ont dû se battre pour faire reconnaître leurs droits. À leur retour, ils ne bénéficiaient pas de la même aura que celle des rescapés des camps de camps de la mort, déportés notamment pour leur résistance à l’occupant nazi.
Surtout, en Belgique comme en France, et dans tous les payés écrasés par l’Allemagne nazie, les anciens de mai 1940 rappelaient de très mauvais souvenirs, que tout le monde voulait effacer en mai 1945. Ce n’est que plus tard qu’on rendra justice à ces combattants submergés par la machine de guerre bâtie par Adolf Hitler. Qu’on comprendra que l’armée belge, sur la Lys, avait par sa résistance aidé au réembarquement du corps expéditionnaire britannique à Dunkerque: à ce moment-là, une retraite honteuse, dont on ne pouvait savoir qu’elle était la condition du succès des armées alliées, cinq années plus tard. Qu’on mesurera aussi l’impéritie du commandement en chef, en Belgique comme en France, qui n’avaient rien vu venir de la manière dont la guerre allait être menée, et qui croyaient, en mai 1940, pouvoir reproduire les combats d’août 1914.
On ne mesurait pas non plus suffisamment l’impact des privations subies par les prisonniers de guerre dans leurs Stalags et leurs Oflags. Certes, il y en eut des «bien lotis», affectés au travail dans des fermes. Mais il y eut aussi des «Kommandos» affectés à de très dures tâches dans des usines, où ils devaient remplacer des ouvriers allemands mobilisés. Et un grand nombre de ces anciens PG ont payé le prix de ces privations après leur retour de captivité: une petite partie d’entre eux est décédée dans les cinq ans qui ont suivi; et un grand nombre ont disparu à un âge situé entre 60 et 70 ans. Le taux d’invalidité général de 10% qui leur avait été accordé (la «pathologie») n’était vraiment pas une faveur.
On ne pourra jamais, enfin, prendre la mesure de l’impact psychologique de cette privation prolongée de liberté, dont le terme n’avait pas été fixé au départ. Durant les premières semaines, les prisonniers de guerre avaient nourri le fol espoir d’être rentrés chez eux pour la fin 1940 au plus tard. Espoir renforcé pour les prisonniers wallons, du retour rapide d’un grand nombre de leurs compagnons de captivité flamand. Au fil du temps, cet espoir a été déçu. Et il leur a fallu attendre cinq ans pour retrouver leurs proches, avec lesquels ils n’avaient pu, tout au long de ces années, communiquer que sur des cartes limitées à 26 lignes, soumises à la censure.
«Très vite, la vie quotidienne reprendra ses droits, enfouissant parfois profondément les souvenirs de cinq années derrière les barbelés», lisait-on dans «Les combattants de ’40», l’hommage rendu par la Wallonie à ses prisonniers de guerre, il y a vingt ans, à l’occasion du cinquantenaire de leur retour. Ces souvenirs, pourtant, ont survécu…