Qatargate: tu quoque, amice ?


Depuis vendredi dernier, le député européen et bourgmestre d’Anthisnes, Marc Tarabella, est incarcéré à la prison de Saint-Gilles. Il doit répondre de faits de corruption publique, blanchiment, et appartenance à une organisation criminelle, dans l’affaire connue sous le nom de Qatargate, qui ébranle le Parlement européen.

Comme tout inculpé, Marc Tarabella bénéficie de la présomption d’innocence. Et tant à la fédération de Huy-Waremme du Parti socialiste, dont il est suspendu, qu’à Anthisnes même, ses amis, nombreux, affichent toujours leur conviction qu’il est effectivement innocent des faits mis à sa charge.

Son avocat, Me Toller, partage cette conviction, et a dénoncé le fait qu’il n’avait pas encore eu accès au dossier. Ce jeudi, cette lacune a été comblée quand il a plaidé la remise en liberté du bourgmestre anthisnois devant la chambre du conseil, et a, par surcroît, déposé une requête en suspicion légitime contre le juge d’instruction Michel Claise. En vain, puisque Marc Tarabella a été maintenu en détention.

A priori, on a des difficultés à imaginer que le juge d’instruction bruxellois, vétéran de la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale, s’abaisse à incarcérer une personne pour faire pression sur elle, afin d’obtenir des aveux…

Nous aussi, nous l’avons dit, nous serions à la fois stupéfait et cruellement déçu si, au bout du compte, il apparaissait que Marc Tarabella, un député européen très engagé qui a toujours communiqué beaucoup sur son activité, se serait laissé acheter par l’émirat. Ce serait en contradiction totale avec toute son action politique, mais aussi avec sa personnalité. Car l’élu est resté l’homme qu’il était, il y a bien longtemps, quand il travaillait à Liège pour la Caisse Générale d’Épargne et de Retraite, l’antique CGER, disparue depuis longtemps dans la double vague de rationalisation et de privatisation du secteur bancaire.

Mais, en nous rappelant ce passé professionnel, nous avons été assez interloqué d’apprendre que les enquêteurs, vendredi dernier, n’ont pas seulement perquisitionné (en vain) les locaux de l’Administration communale d’Anthisnes, mais se sont aussi intéressés à un compte bancaire ouvert de manière anonyme, sous ses initiales, par le mayeur antisnois dans une banque liégeoise.

La pratique, il faut l’avouer, ne manque pas d’interpeller, car à quoi sert un compte anonyme, si ce n’est à des transactions discrètes ?

L’autre élément interpellant est une archive des débats au Parlement européen, où un ministre qatari plaidait la cause de son émirat, ava t le dernier championnat du monde de football. Alerté par un de ses anciens collègues députés, plongé jusqu’au cou dans le Qatargate, Marc Tarabella avait demandé et obtenu la parole, alors qu’il n’était pas inscrit au rôle. Et il s’était lancé dans un plaidoyer anti-boycott basé sur le fait que de telles objections n’avaient pas précédé le Mondial russe de 2018. Cela nous a laissé la pénible impression d’une intervention « aux ordres »…

La présomption d’innocence de Marc Tarabella reste entière, répétons-le. Mais on attend que sa situation se clarifie surtout au plus vite, dans un sens comme dans l’autre. Mais pour l’instant, nous serions tenté de paraphraser Jules César, le jour de son assassinat, et de lancer « Tu quoque, amice? ». « Toi aussi, ami?»

Le Limbourg vent debout contre «Het Verhaal van Vlaanderen»


Est-ce la lettre d’un lecteur, évoquée dans l’article précédent de ce blog… ou la lecture de ce billet qui a suscité une réaction du Belang van Limburg? Toujours est-il que le quotidien limbourgeois est revenu, dans son édition de ce samedi, sur la saga historique de la Flandre, Het Verhaal van Vlaanderen. Pour en regretter l’absence du Limbourg. Et en dénoncer le centrage sur la Flandre-Occidentale et la Flandre-Orientale, qui formaient le cœur du comté de Flandre, mis en exergue par cette série, commanditée par le gouvernement flamand.

«On est bien d’accord, on ne peut pas tout raconter», s’indigne Frank Decat, un historien trudonnaire interrogé par le journal. «Mais tout cela n’est pas équilibré».

Et de préciser: «je n’ai ainsi rien entendu sur la ville romaine de Tongres (…) la seule ville qui existait à l’époque dans ce qui est aujourd’hui la Flandre. Rien non plus sur le Saint Empire romain (de la nation germanique) dont le Brabant et le Limbourg faisaient partie au Moyen Âge».

«C’est un retour de l’Histoire de la « Belgique à papa ». Appelez-la plutôt l’Histoire du comté de Flandre», assène l’historien trudonnaire.

L’homme connaît bien le passé de sa province. «À l’époque, il s’agissait du comté de Looz», rappelle-t-il. Avant de revenir sur le tour de passe-passe historique opéré en 1815, quand la Belgique et les Pays-Bas ont été réunis sous le sceptre de Guillaume Ier, qui voulait conserver le titre de duc de Limbourg. Celui d’un duché, incorporé, comme le comté de Looz, à la principauté de Liège, et dont le titulaire résidait «dans la petite ville de Limbourg, sur la Vesdre, dans ce qui est aujourd’hui la province de Liège. Le problème est qu’à part un village des Fourons, notre province actuelle n’a jamais fait partie de ce duché», relate Frank Dekat. De quoi souligner que… les Fourons ne sont pas limbourgeois?

Les présentateurs du Verhaal van Vlaanderen sont ainsi tombés dans le piège, en rappelant que le duc de Bourgogne, Philippe le Bon «a hérité des duchés du Brabant et du Limbourg», explique-t-il.

L’affirmation est justifiée sur le plan historique, se défendent les producteurs de la série. L’homme en convient. Mais il précise que cela peut créer la confusion chez les téléspectateurs actuels, qui pensent, à tort, que les provinces belge et néerlandaise du Limbourg faisaient partie de ce duché. La projection d’une carte de géographie d’époque aurait peut-être pu dissiper le malentendu…

Des historiens ont pourtant été associés à la conception de la série. «Exact», a confirmé Jelle Haemers, professeur à la KUL, l’université catholique flamande de Leuven. «Mais ils n’ont pas participé à la rédaction du scénario. Cela a été le travail de la maison de production. Les historiens ont du simplement répondre à des questions spécifiques».

Jan Dumolyn, qui enseigne à l’université de Gand, opine: «les critiques venues du Limbourg, dont on parle fort peu, sont justifiées. Il en va de même pour le Brabant d’ailleurs». L’historien gantois, comme nous l’avons fait dans notre précédent billet, renvoie à Henri Pirenne, dont l’histoire médiévale «s’est réduite à celle du comté de Flandre (…). Les histoires (du comté) de Looz et (de la principauté) de Liège» ont ainsi été réduites pratiquement à néant.

L’ennui, c’est que ce flop historique a un coût: 2,4 millions d’euros, financés par le gouvernement flamand!

«Et ce qui est regrettable, c’est que jusqu’à présent, on n’a considéré que ce qui s’est passé sur le territoire de la Flandre d’alors, pas sur ce qui est aujourd’hui la Flandre. Peut-être parce que les auteurs voulaient éviter toute forme d’anachronisme», a ajouté Jelle Haemers au Belang van Limburg.

Or, dans le cahier des charges de cette série, il est prévu qu’elle doit promouvoir l’identité de la Flandre. «Ce contre quoi les historiens ont protesté», rappelle l’historien de la KUL. «Et nous constatons aujourd’hui que cette vision sert surtout à diviser»...

La langue joue aussi un rôle, déplore Jelle Haemers: «dans les université flamandes, les histoires (du comté) de Looz et (de la principauté) de Liège ont beaucoup moins étudiées. Tandis qu’il en va tout autrement à l’université de Liège. Mais, là, il y a la barrière de la langue, même si les collègues liégeois prennent parfois la peine de faire traduire leurs recherches, ou tout au moins une partie d’entre elles». Un aveu tout de même étonnant dans le chef d’un professeur d’université, incapable, apparemment, de lire ou de se faire traduire des travaux scientifiques rédigés en français.

Le Belang van Limburg a donné aussi la parole aux réalisateurs du Verhaal van Vlaanderen.

«Notre propos était de présenter un récit clair. Là où c’était possible, nous avons nuancé. Jusqu’ici, nous nous sommes effectivement centrés sur Bruges, qui était alors la plus grande ville commerciale d’Europe de l’Ouest», plaident-ils.

«Il y a eu énormément de recherches avant cette série», poursuivent-ils, «et nous avons eu beaucoup trop de documentation. Il nous a fallu élaguer, élaguer et encore élaguer. Pour une série qui dure dix fois cinquante minutes, il faut faire des choix. Tout ce que nous disons est historiquement correct (…) Mais voyez le résultat: il y a maintenant un intérêt immense pour l’Histoire»...

Le problème, c’est que cet intérêt pour l’Histoire, dans certaines régions de Flandre, et notamment en province de Limbourg, suscite surtout une critique justifiée. Sur le fond, et donc sur la démarche.

Quand le «Belang van Limburg» reprend la «Lettre au Roi» de Jules Destrée de… 1912


Depuis quelques semaines, la VRT, aux ordres du gouvernement flamand, a entamé la diffusion d’une grande fresque historique retraçant l’Histoire de la Flandre. Une Histoire de Flandre qui ne convainc pas nombre d’historiens flamands. Et ne satisfait pas des téléspectateurs, notamment en province de Limbourg, où, sans le savoir sans doute, on reprend pratiquement les termes de la fameuse «Lettre au Roi» où le député wallon Jules Destrée, en 1912. Celle où il déclarait à Albert Ier, «laissez-moi Vous dire la vérité, la grande et horrifiante vérité : il n’y a pas de Belges».

Het Verhaal van Vlaanderen a fait froncer les sourcils de plus d’un historien flamand rigoureux. D’abord parce que l’entreprise a été commanditée par des ministres nationalistes flamands de la N-VA, qui ont généreusement subsidié l’entreprise. Et on peut les soupçonner de ne pas vouloir un résultat contraire à leurs attentes.

La démarche historique, ou pseudo-historique, n’est par ailleurs pas neuve, et elle a montré ses limites dans le passé. Notamment à travers la monumentale Histoire de Belgique, établie par Henri Pirenne, à la fin du XIXe siècle, et dont le propos était que la Belgique pré-existait déjà avant son indépendance, proclamée en 1831. C’est de cette époque que date la référence à la fameuse phrase de Jules César, dans sa relation de la guerre des Gaules, «horum omnium, fortissimi sunt Belgae»; «de tous ces peuples de la Gaule, les Belges sont les plus courageux». En omettant opportunément la suite de la phrase du conquérant latin, «propterea quod a cultu ataque humanitate provinciæ longissime absunt», «principalement parce qu’ils sont les plus éloignés de la culture et le l’humanité de la province (romaine)».

C’est, près de 130 ans plus tard, la démarche qu’a voulu initier le gouvernement flamand, en imposant le «canon flamand» à sa chaîne publique, dont il a par ailleurs singulièrement réduit les moyens.

Dans cette perspective, il faut nécessairement tordre le cou aux faits historiques, à la fois pour ne pas allonger indéfiniment le récit, et aussi pour rendre plus solide la thèse sous-jacente.

Cela ne va pas sans mal. Ainsi, cette semaine, un lecteur du «Belang van Limburg» se plaignait-il. «La manière dont la Bataille des Éperons d’Or a été reconstituée a été bien réalisée et s’est révélée très instructive» a-t-il écrit au quotidien limbourgeois. «Mais ce qui me dérange», a-t-il ajouté, «c’est que depuis mon école secondaire, nous sommes, ici au Limbourg, obligés d’apprendre l’histoire de la Flandre-Occidentale et de la Flandre-Orientale, et que nous n’apprenons presque rien de notre propre histoire (…). Et je suis toujours aussi frustré. Est-ce qu’on parlera, dans de prochaines émissions, des traités de Londres (1839) et de Maastricht (1843), qui ont été tellement important pour le Limbourg? Le Limbourg qui est à nouveau traité par une marâtre.».

Et de conclure: «Je n’ai aucun problème avec le fait que cette série a été largement subsidiée. Sans de tels subsides, j’en ai bien peur, une telle série télévisée serait impossible à réaliser. Mais, par contre, j’aurais aussi aimé que ma propre histoire soit mise en image».

Ce que ce lecteur ne sait peut-être, ou pratiquement pas, c’est que dans son courrier au quotidien limbourgeois, il a en partie paraphrasé Jules Destrée. On croirait même relire le texte écrit en 1912 par le député wallon à l’adresse du roi Albert Ier.

«Ils nous ont pris notre passé», accusait Jules Destrée en 1912

«Ils nous ont pris notre passé. Nous les avons laissé écrire et enseigner l’histoire de Belgique, sans nous douter des conséquences que les traditions historiques pouvaient avoir dans le temps présent. Puisque la Belgique, c’était nous comme eux, qu’importait que son histoire, difficile à écrire, fût surtout celle des jours glorieux de la Flandre ? Aujourd’hui, nous commençons à apercevoir l’étendue du mal. Lorsque nous songeons au passé, ce sont les grands noms de Breydel, de Van Artevelde, de Marnix, de Anneessens qui se lèvent dans notre mémoire. Tous sont des Flamands ! Nous ignorons tout de notre passé wallon. C’est à peine si nous connaissons quelques faits relatifs aux comtes du Hainaut ou aux bourgmestres de Liége. Il semble vraiment que nous n’ayons rien à rappeler pour fortifier les énergies et susciter les enthousiasmes», écrivait notamment l’élu carolorégien.

«Des milliers et des milliers d’écoliers ont subi le même enseignement tendancieux. Je suis confus de mon ignorance quand je m’interroge sur le passé wallon. Des amis mieux informés m’assurent que notre grand Pirenne, malgré tant d’aperçus ingénieux, n’a pas su, sur ce point, se dégager de la traditionnelle glorification flamande et faire à la Wallonie la place qu’elle mérite. Il est assez frappant qu’à Liége, comme dans le Hainaut, on réclame maintenant des histoires régionales, dont on sent la nécessité», poursuivait Jules Destrée.

«Mais quelle que soit mon incompétence sur ces sujets controversés, un aspect significatif des dernières commémorations me paraît à noter. Il semble que le patriotisme rétrospectif des Flamands ne se plaise qu’à célébrer des massacres de Français. La bataille des Éperons d’or, si éloignée (1302 !) est devenue extraordinairement populaire parce qu’elle fut l’écrasement de la chevalerie française. Toute la Campine fut soulevée en 1898 pour le centenaire de la Guerre des paysans ; on exalta avec raison l’héroïsme de ces pauvres gens révoltés par amour de leur terre et de leur foi, mais dans tout cet élan, dans tous ces discours, on découvrait le sentiment mauvais de la haine de la France, la malédiction de l’étranger. Certains fanatiques flamingants, quand ils vous parlent d’histoire, semblent toujours regretter le temps où la mauvaise prononciation de Schild en vriend était punie de mort immédiate», commentait-il encore.
«Ils nous ont pris nos artistes. Le maître pathétique de Tournai, Roger de le Pasture, l’un des plus grands artistes du XVe siècle, est incorporé parmi les Flamands sous le nom de Vander Weyden. L’art flamand brille d’un éclat radieux. L’art wallon est ignoré», relevait également Jules Destrée.

Pour en revenir au courrier du lecteur du «Belang van Limburg», on ne se risquera pas à se demander quel cours d’histoire il a suivi en humanités ou du moins ce qu’il en a retenu. Car si sa connaissance de l’histoire du Limbourg se limite aux traités de Londres et de Maastricht, qui ont acté la scission des Limbourg belge et néerlandais, et aussi, ne l’oublions pas, la séparation de la province et du Grand-Duché de Luxembourg, le passé de sa province est bien plus ancien.

Et c’est là, sans doute, pourquoi Het verhaal van Vlaanderen ne va guère parler du passé du Limbourg. Car il devrait alors revenir sur la longue histoire de la principauté épiscopale de Liège, dont le Limbourg néerlandais et le Limbourg belge faisaient largement partie, au même titre que nombre d’autres terres wallonnes d’ailleurs.

Parmi les vingt-trois «Bonnes villes» de la principauté de Liège, douze étaient limbourgeoises pour onze répandues sur le territoire qui est devenu wallon aujourd’hui. Bree, Beringen, Bilzen, Borgloon (Looz), Hamont, Hasselt, Herk-de-Stad (Herk-la-Ville), Maaseik, Peer, Sint-Truiden (Saint-Trond), Stokkem, et Tongeren (Tongres) ont partagé leur passé avec Châtelet, Ciney, Couvin, Dinant, Fosses-la-Ville, Huy, Liège, Thuin, Verviers, Visé et Waremme. Elles y côtoyaient Bouillon et Maastricht, chacune sous statut particulier.

Difficile, on s’en doute, pour une histoire flamingante de la Flandre, de rappeler cette cohabitation qui a duré plusieurs siècles, sans que les différences linguistiques ne suscitent de conflit majeur, le latin ayant été longtemps la langue de gouvernement.

Au bout du compte, Het verhaal van Vlaanderen séduira sans doute la majorité des téléspectateurs flamands, mais en laissera un certain nombre, notamment en province de Limbourg, sur leur faim. Et d’ici à quelques années, sa démarche historique apparaîtra aussi vaine que ne l’est, aujourd’hui, celle de Henri Pirenne, chantre de la Belgique éternelle…