Les hommages à Paul Brusson ont été nombreux cette semaine: disparu à l’âge de 90 ans, cet infatigable passeur de mémoire méritait à coup sûr qu’on le salue, en cet ultime moment. J’ai évoqué son décès dans les colonnes du journal qui m’emploie et qui…. (air connu). Mais je ne peux m’empêcher de le faire, à titre personnel, sur ce blog. Pour témoigner, modestement, de l’admiration que je portais à cet homme qui avait connu l’enfer concentrationnaire, mais qui en était sorti avec un engagement renforcé en faveur des droits de l’homme et de la dignité humaine.
Il n’avait certes pas la notoriété de Primo Levi, de Jorge Semprun, ou, chez nous d’Arthur Haulot, eux aussi témoins de la barbarie des camps de concentration. Mais, surtout depuis sa retraite de son poste de commissaire en chef de la police liégeoise, et sa participation active au remarquable projet des « Territoires de la Mémoire », il était devenu une figure imposante dans toute la région liégeoise. Et nombre des jeunes policiers, ou des jeunes lycéens, qu’il a emmenés en son temps à Mauthausen, son lieu de détention, se seront sans doute rappelés avec émotion ce périple, à l’annonce de son décès.
Paul Brusson avait la grâce de s’exprimer sans apparaître en donneur de leçon. Il témoignait de l’inhumanité, qu’il avait connue. Il l’illustrait notamment par l’arbitraire des SS devant lesquels les détenus devaient se découvrir (« Mütze ab! ») ni trop tôt, ni trop tard. Mais sans qu’on leur dise quelle était la distance à laquelle ils devaient ainsi s’exécuter: la punition dépendait donc de l’humeur du gardien. Elle pouvait se révéler mortelle pour le détenu sanctionné.
Mais Paul Brusson disait aussi l’humanité qu’il avait rencontrée derrière ces sinistres murailles de pierre. « Papa Gruber », ce prêtre autrichien martyrisé le Vendredi saint de 1944, revenait souvent dans sa conversation: l’homme l’avait tellement marqué que Paul Brusson, l’agnostique, avait même écrit, en son temps, à l’évêque de Liège, Albert Houssiau, pour l’inviter à lancer une procédure en béatification que l’évêché de Linz a par la suite lancée. Mais il y avait aussi les républicains espagnols: ils avaient accueilli au camp annexe de Gusen le jeune homme qui, quelques années auparavant, avait, en sa qualité de membre des Jeunes Gardes Socialistes, participé à l’accueil de leurs enfants en banlieue liégeoise. Il y avait même ce SS qui, un jour, l’avait exempté d’une corvée épuisante, parce qu’il avait reconnu en lui l’adversaire qui, deux ou trois jours auparavant, avait inscrit deux buts dans l’équipe de football de détenus qui affrontait la sienne. Parce que les gardiens, le dimanche, se distrayaient parfois, en organisant un match contre des détenus, promis parfois à la mort dans la semaine qui suivait…. Et à propos de sport, il décrivait aussi sa surprise quand, découvrant un jour un bout de papier, il avait lu son nom de famille sur ce lambeau de « Legia » (le journal collaborationniste qui avait usurpé, à Liège, de la place de la « Meuse »), et appris ainsi que son jeune frère avait terminé deuxième d’un cross-country. Une fenêtre sur le monde extérieur s’était entrouverte au milieu de son immense misère…
Toutes ces anecdotes, Paul Brusson les a contées souvent. Il rappelait aussi la chance qu’il avait eue de sortir vivant de cet enfer, où il avait vu disparaître notamment Marcel Cools, le père de feu André Cools. Ou deux de ses anciens professeurs, dont, disait-il, il avait instinctivement compris dès leur arrivée à Mauthausen, quand ils avaient dû complètement se dévêtir pour endosser leur uniforme de détenus, qu’ils ne pourraient s’adapter à cet univers inimaginable pour tous ceux qui y pénétraient.
J’ai eu le privilège, un jour, de retrouver Paul Brusson et ses anciens camarades de détention à Mauthausen, un 7 mai, jour anniversaire de la libération tant attendue du camp et de ses camps annexes. La fraternité qui présidait à leurs retrouvailles était palpable. Le paradoxe n’en était pas absent: le seul langage réellement commun à tous ces hommes, venus de Belgique, de France, d’Espagne, d’Italie, des Pays-Bas, mais aussi de Hongrie, de Yougoslavie, de République tchèque ou de Pologne, était… l’allemand, la langue de leurs bourreaux, devenue outil de communication.
Ce qui m’avait également frappé, lors de cette visite, c’était la notoriété de Paul Brusson dans la bourgade de Mauthausen, dont il connaissait les moindres recoins. Et le respect qui l’y entourait. La grande victoire de Paul Brusson et de ses compagnons sur le nazisme, était peut-être essentiellement là. Dans l’engagement, aussi, de jeunes et de désormais moins jeunes Autrichiens dans la lutte pour la mémoire de ce qui s’est passé sur place. Car l’Autriche a eu plus de mal que l’Allemagne à composer avec le passé nazi: à la fois victime et complice de ce régime criminel, elle s’est longtemps réfugiée dans la première posture, pour éviter d’avoir à assumer.
Ce sont ces activistes autrichiens de la mémoire qui ont réalisé le site Web du camp de Mauthausen. Il donne à Paul Brusson, et à ses compagnons d’infortune, l’occasion de raconter éternellement ce que fut leur expérience, et de dire ce qu’a été l’enfer concentrationnaire. Il ne tient qu’à vous de le réentendre:
Le message est passé
Petit complément après l’au revoir à Paul Brusson, ce mercredi matin, au crematorium de Robermont. Une foule impressionnante, parmi laquelle le président de la Chambre, André Flahaut, était là pour le saluer, conduite par un représentant du roi; par le gouverneur de la province, Michel Foret, et son prédécesseur, Paul Bolland; et par le bourgmestre de Liège, Willy Demeyer.
Pas sûr que Paul Brusson se serait reconnu dans tous les discours: comme toujours, il y en a eu des compassés, et certaines évocations du jeune résistant qui, même dans les camps de concentration, n’a jamais douté, étaient sans doute fort éloignées de ce vécu tragique. Peu importe. Car dans les interventions de Willy Demeyer; de Michel Foret; de Christian Beaupère, qui a succédé à Paul Brusson au poste de commissaire en chef à Liège, on a retrouvé l’homme. Et il est sans doute le mieux apparu – mais cette impression est toute subjective, bien sûr – à travers les prises de parole de la présidente des « Territoires de la Mémoire », Dominique Dauby, et de la présidente des orphelins de Mauthausen, Christiane Hachez, amenée, avec d’autres, sur les lieux où leurs pères avaient subi le martyre, par Paul Brusson dès 1948.
Surtout, dans la foule, il y avait des personnes de tous âges. J’y veux voir la preuve que le message de Paul Brusson est bel et bien passé…