Quand l’expérience journalistique se perd


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Bart De Wever était une nouvelle fois l’invité de «Matin Première», sur la première chaîne radio de la RTBF. Le fait, en soi, ne me dérange nullement, et, une nouvelle fois, il me faut saluer la manière dont le président de la N-VA répond, en direct et en français, aux questions des auditeurs. On n’est pas sûr de trouver dix hommes politiques francophones susceptibles d’en faire autant à la VRT.

Les points de vue de Bart De Wever sont des points de vue nationalistes flamands, mais je ne pense pas non plus pour cela qu’il faille les censurer sur une chaîne francophone. D’abord parce que je suis journalistiquement trop voltairien, et, outre la maxime qui figure en exergue du présent blog, il est une phrase, réellement prononcée ou non par le père Arouet, qui mérite d’être rappelée: «je ne suis pas d’accord avec vos idées, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez les exprimer». On ne peut mieux exprimer la tolérance démocratique.

Faut-il pour la cause laisser un invité dire tout et n’importe quoi? Évidemment non. Or, et cela me désole, j’ai entendu prophérer deux contre-vérités sans recevoir de vrai démenti.

«Les francophones exigent le respect des facilités en Flandre, mais ils ne les respectent pas chez eux. La Flandre paie dix millions pour des écoles francophones sur son territoire; la Communauté française refuse de payer pour une école flamande qu’elle est obligée de créer à Comines, et il faut que ce soit la Flandre qui la prenne en charge» a asséné Bart De Wever, sans s’attirer de réplique digne de ce nom de son interlocuteur.

Comme on le dit, là, en termes parlementaires, M. De Wever a «dit ce qui n’est pas». Il suffit  de citer ici un extrait d’une réponse de Marie Arena, alors ministre-présidente de la Communauté française, à une question de Caroline Persoons (FDF)

«Le 16 mai 2002, sur la proposition de mon prédécesseur, le gouvernement de la
Communauté française a approuvé une note rappelant le cadre juridique et la problématique des écoles francophones de la périphérie et notamment le fait que la
Communauté française respecte ses obligations, entre autres à l’égard de l’école flamande de Comines. Si elle n’a pas subventionné d’école dans cette commune, c’est parce que les conditions prévues par la législation linguistique n’étaient pas remplies. Pour rappel, en vertu de la loi du 30 juillet 1963 concernant le régime linguistique dans l’enseignement
dans les communes à statut linguistique spécial, l’enseignement gardien et primaire peut être donné aux enfants dans une autre langue nationale si celle-ci est la langue maternelle ou usuelle de l’enfant et si le chef de famille réside dans une de ces communes. Cet
enseignement ne peut être organisé que si au moins seize chefs de famille résidant dans la
commune concernée le demandent. En 1982, cette condition n’était pas remplie. Il s’est avéré que, parmi les chefs de famille, se trouvaient des francophones et même, pour certains d’entre eux, des ressortissants français soucieux de voir leurs enfants apprendre le néerlandais. Il était question qu’une nouvelle demande soit introduite pour l’année scolaire 2003-2004. Cette demande doit être formulée avant le 1er décembre de l’année précédant l’année scolaire concernée. Mais elle n’a, en définitive, pas été faite.

À l’époque, tous ces éléments ont été portés à la connaissance du gouvernement flamand. Les règles ont été suivies à la lettre. Nous ne comprenons donc pas pourquoi le gouvernement flamand nous reproche de ne pas respecter nos obligations. Le
subventionnement de l’école néerlandophone de Comines est assuré par la Communauté flamande qui fait reposer sa compétence sur un accord conclu en 1981 entre les deux ministres de l’Éducation nationale d’alors, MM. Busquin et Callewaert. Cela confirme l’information qui vous a été donnée par M. Hasquin selon laquelle l’école n’a pas déposé de
demande à la Communauté française. Cela confirme aussi qu’il est difficile de disposer d’informations fiables sur les inscriptions dans cette école puisque, pour son financement, elle relève de la Communauté flamande.» a déclaré Mme Arena à la tribune.

Avec cela, la messe était dite, et les affirmations de M. De Wever tombaient à l’eau, comme certaines autres. Personne n’a pu lui opposer cette démonstration sans appel.

Autre affirmation doublement erronée de M. De Wever: «le Parlement flamand compte un élu francophone qui jouit des même droits que tous les autres parlementaires. Mais quand un Flamand a été élu au Parlement wallon, il a été jeté dehors» «Parce que la majorité n’y tenait qu\’à une voix» a timidement objecté notre confrère. «Est-ce une raison pour ne pas respecter la démocratie?» a lancé, superbe, le président de la N-VA

On laissera M. Vaneycken s’exprimer sur la façon dont il est traité au Parlement flamand, où personne ne lui adresse la parole.

Sur l’épisode évoqué par M. De Wever, on renverra au site de l’Institut Jules Destrée, qui  évoque sans complaisance cet épisode. Mais le président de la N-VA avait oublié une chose: à l’époque, le Brabant était unitaire, et la Volksunie avait abusé de la situation pour faire élire dans l’arrondissement de Nivelles, un représentant… domicilié en Flandre au Conseil Régional
Wallon, grâce au bénéfice de l’apparentement avec les voix recueillies dans les arrondissements flamands, par le parti dont est né, entre autres, la N-VA. Rien à voir avec M. Vaneycken qui, lui, est régulièrement élu par des électeurs vivant en Flandre, puisque, selon la classe politique flamande unanime, la périphérie bruxelloise fait partie de la Flandre.
Cela n’empêche pas l’Institut Jules Destrée de relater l’épisode sans concessions:
«Pour ouvrir la nouvelle législature, fin 1985, le Conseil régional wallon peut élire son nouvel exécutif à la majorité simple. Le coup de force qui suit l’exclusion illégale, le 27 novembre- malgré l’absurdité de la situation – d’un élu Volksunie au Conseil régional wallon, domicilié en Flandre et apparenté dans l’arrondissement de Nivelles, ainsi que l’attitude vaudevillesque de l’opposition le 16 janvier, donnent pendant de longs mois une image dérisoire de l’institution wallonne.»

Pour rappel, dans d’autres territoires contestés, qui n’ont pas été rappelés à M. De Wever, ce sont des citoyens néerlandais qui ont fait basculer une majorité francophone renouvelée sans interruption de 1964 à 2006. On est aussi curieux de savoir quand les Davidsfonds, Willemsfonds, et autre Vermeylensfonds feront preuve d’un sens aussi aiguisé de l’autocritique…

Une conclusion de tout cela? Pas question de mettre en cause mon jeune confrère de La Première, qui, là, manquait à tout le moins sur le deuxième point – sur le premier, on lui laissera que l’attaque était inattendue – soit de préparation, soit de mémoire politique.

Et là, je ne peux m’empêcher de revenir à la politique systématique pratiquée, ces dernières années, à la RTBF comme dans toutes les entreprises de médias: en se séparant d’office de tous les journalistes les plus âgés, au motif qu’ils coûtent le plus cher; en refusant, par exemple, de leur demander d’assurer la formation sur le terrain des jeunes collègues qui vont prendre leur relais, c’est la mémoire qu’on chasse des rédactions. Et cette absence de mémoire conduit à la diffusion pure et simple de la propagande de M. De Wever. Sans dommage, sans doute, cette fois-ci. Mais à terme, c’est la démocratie qui est menacée.

Un récit qui a fait froid dans le dos


Les absent(e)s ont eu tort de ne pas participer, samedi dernier, aux assemblées générales de l’Association des Journalistes Professionnels puis de la coupole générale de la profession, l’Association Générale des Journalistes Professionnels de Belgique. Ils et elles ont eu tort, car cela leur aurait permis de manifester leur solidarité avec les journalistes qui viennent de perdre leur emploi, ou qui vont le perdre au cours des prochains mois, dans l’une des nombreuses entreprises de presse (Rossel, De Persgroep, VUM, Roularta) qui procèdent à des restructurations. Ce meeting, il faut le noter, avait un caractère national, et il a permis de mesurer la volonté des participant(e)s à peser de tout leur poids dans les diverses négociations qui vont se dérouler dans les prochaines semaines, pour élaborer ce qu’on appelle pudiquement des «plans sociaux».

Parmi les nombreux témoignages, il en est un qui a frappé les esprits: Isabelle Philippon, une des victimes de la «purge» qui a frappé récemment la rédaction du «Vif-L’Express» a décrit la brutalité avec laquelle ces licenciements avaient été exécutés. Faits marquants: le silence qui régnait pendant son exposé. Journalistes flamands et francophones, même au fait de ces circonstances révoltantes, tout à fait contraires aux traditions de dialogue social en vigueur dans notre pays, paraissaient stupéfaits d’entendre ce simple exposé des faits.

À propos du «Vif-L’Express», il faut au passage dénoncer une nouvelle fois le climat de terreur qui continue à y régner. «Pan» a raconté la semaine dernière les menaces proférées à l’égard du président actuel de la société des journalistes, Philippe Engels (on n’oubliera pas qu’Isabelle Philippon, Élisabeth Mertens, et Pascale Gruber l’ont précédé dans cette fonction…). Notre confrère est tombé malade la semaine dernière: dès le lendemain du jour où il avait transmis le certificat médical requis, la direction du groupe lui envoyait un médecin-contrôle. Ambiance…

Autre exemple du climat de dialogue qui règne au «Vif-L’Express», l’auteur du présent blog avait envoyé le courriel suivant, à la suite de la parution du magazine, malgré la grève de l’ensemble de la rédaction, et de la publication dans ce numéro d’un éditorial incroyable de la nouvelle rédactrice en chef, Christine Laurent.
Comme les lecteurs de l’hebdomadaire n’ont pas eu la chance de lire ce courrier de lecteur, je le reproduis donc ici:

«Madame la rédactrice en chef,

Sachant que la rédaction du «Vif-L’Express» était en grève, la semaine dernière, pour dénoncer le licenciement de celle qui vous a précédée à ce poste, et de trois collègues de grande valeur, je ne m’attendais pas à trouver votre hebdomadaire en librairie cette semaine. Incorrigible naïveté: j’ai suffisamment d’expérience pour savoir qu’il n’est plus difficile, à notre époque, de «casser» un mouvement de grève dans la presse, en détournant des articles de leur destination d’origine, ou en forçant la collaboration de journalistes indépendant(e)s de plus en plus taillables et corvéables à merci. Et ce n’est pas la première fois, malheureusement, qu’il me faut constater que, dans le groupe qui édite «Le Vif-L’Express», le dialogue social n’est plus qu’un lointain souvenir.
La manière particulièrement brutale dont les quatre journalistes concernées ont été licenciées marque un palier supplémentaire dans la dérégulation, qui a suscité l’inquiétude chez les plus hauts responsables de l’enseignement du journalisme en Belgique francophone. Quand vous écrivez que «L’arrêt de travail est un droit et, à ce titre, notre éditeur, Rik De Nolf, l’a respecté», vous vous moquez dès lors de vos lecteurs: M. De Nolf a refusé aux journalistes licenciées le préavis minimal que leurs états de service leur permettait de postuler, et il a froidement éconduit une délégation des journalistes en grève, manière de bien leur signifier que leur opinion n’avait aucun poids à ses yeux. Quand vous poursuivez qu’«afin de permettre aux journalistes d’exercer de manière pleine et entière ce droit (de grève), l’équipe de coordination (…) a choisi de publier, à titre exceptionnel, le magazine de cette semaine» vous faites injure à toutes celles et à tous ceux qui se sont battus et qui ont payé un prix fort pour conquérir ce droit de grève. Quand vous affirmez, enfin, que «depuis mercredi dernier, toute l’équipe est à nouveau au travail pour réaliser notre numéro du 6 février prochain (…) Unie par un même esprit et un seul objectif: vous offrir, chaque semaine, un magazine de qualité» vous dites ce qui n’est pas: quatre journalistes de valeur ne sont plus au rendez-vous. Et la qualité du «Vif-L’Express» est sérieusement ébranlée par un éditorial aussi peu crédible, manifestement écrit sur commande.

Infidèlement vôtre,

Philippe Leruth
Journaliste
Vice-président de la Fédération Européenne des Journalistes»

D’autres réactions du même type ont également été écartées: la direction du «Vif-L’Express» ignore donc la devise reprise en exergue du présent blog.

Derniers points relatifs à cette assemblée générale: un rapprochement avec l’Association des Journalistes de la Presse Périodique a été annoncé; et les manœuvres des éditeurs francophones relatives aux droits d’auteurs des journalistes ont été évoquées. Une nouvelle fois, nous ne pouvons que dénoncer l’attitude de ces éditeurs qui réclament de l’argent public d’un côté, mais spolient les journalistes de l’autre. Au pouvoir politique d’en tirer les conclusions logiques qui s’imposent!