Relire le passé avec les lunettes du présent


Leopold_IILe drame de Charlottesville, provoqué non par une agressivité «dans les deux camps» comme l’a affirmé le président des États-Unis, Donald Trump, mais par la haine nourrie par une extrême-droite nazifiante, xénophobe et raciste, qui abuse de la notion même de liberté d’expression, a conduit la ville de Baltimore à retirer nuitamment des statues célébrant la mémoire des soldats confédérés, sans doute au motif que ces monuments encourageaient le racisme actuel. D’autres cités états-uniennes ont pris le relais, et ont retiré du paysage le souvenir de généraux sudistes, au nombre desquels Robert Lee, bien connu des cruciverbistes, général en chef des armées du sud. Et dans la foulée, des voix s’élèvent, en Belgique, pour postuler le retrait des statues de Léopold II, deuxième roi des Belges, mais surtout premier souverain de l’État libre du Congo, en raison des crimes commis dans ce grand pays sous son règne.

Tout cela procède d’une lecture erronée ou incomplète de l’Histoire, comme l’ont rappelé Jean Quatremer, tout d’abord, dans une chronique documentée, puis, plus récemment, l’historien Pierre-Luc Plasman (UCL) et le politologue Pierre Verjans (ULg) dans un débat de circonstance sur La Première.

Le piège classique est de relire le passé avec les lunettes du présent, en faisant intervenir des notions qui n’avaient pas cours à l’époque des faits évoqués, ou à le peindre en noir et blanc (sans jeu de mots par rapport aux problèmes évoqués), en posant une frontière infranchissable entre «les bons» et les «méchants», au nombre desquels les soldats et généraux sudistes en général et Robert Lee en particulier, et Léopold II, souverain de l’État indépendant du Congo.

Robert LeeOr, comme l’a rappelé Jean Quatremer, Robert Lee, contrairement à ce que sa responsabilité militaire durant la guerre de Sécession pourrait laisser imaginer, était anti-esclavagiste et partisan de l’Union. Au point que le président nouvellement élu des États-Unis, Abraham Lincoln, avait pensé lui confier le commandement des troupes de l’Union. Mais «de toute la guerre, l’un des événements les plus malheureux pour le Nord fut l’entrée de la Virginie dans la Confédération,  signalaient Carl Grimberg et Ragnar Svanström, dans leur Histoire universelle publiée, il y a bien longtemps déjà par les éditions Marabout. Robert Lee était avant tout Virginien (…) Il quitta l’armée de l’Union, devint commandant en chef des troupes virginiennes, puis, en 1862, des forces réunies du Sud». Pour affronter Ulysses S. Grant, lui aussi familier des cruciverbistes, appelé plus tard à la présidence des États-Unis.

Abraham Lincoln 16th President of the United StatesPeut-être l’ancien commandant en chef des troupes nordistes n’aurait-il jamais occupé la Maison-Blanche si, le 14 avril 1865, il avait accompagné le président Abraham Lincoln au théâtre, où il allait tomber sous les balles de John Wilkes Boot? L’assassin avait en effet prévu de poignarder le général après avoir abattu le président, mais Grant, à la dernière minute, avait renoncé au spectacle. Lincoln  mourait donc dans une gloire éternelle, due essentiellement à l’abolition de l’esclavage sur le territoire états-unien. Là pourtant aussi, la légende prend des libertés avec l’Histoire. Car, comme l’a rappelé Jean Quatremer, Abraham Lincoln n’était pas forcément décidé à abolir l’esclavagisme, lors de son élection à la présidence en 1860. Et il aurait même songé, pour régler le problème sans remettre en cause son fondement, à transporter ailleurs la population noire des États-Unis. Avant d’en arriver à la conclusion que la seule solution réaliste était de mettre fin à l’esclavagisme. Sans, on l’a vu à Charlottesville, un siècle et demi plus tard, éradiquer le racisme.

Quant à Léopold II, ce roi «entre génie et gêne» comme l’ont titré Vincent Dujardin, Valérie Rosoux et Tanguy De Wilde, dans un ouvrage monumental et remarquablement documenté paru il y a quelques années, on ne peut nier les exactions qui se sont commises sous son règne dans l’État indépendant du Congo. Mais on ne peut non plus oublier que les campagnes menées contre lui, essentiellement dans les pays anglo-saxons, à la fin du XIXeme siècle, l’ont été sur base d’un témoignage pratiquement unique, largement relayé par des auteurs à succès, au premier rang desquels Mark Twain. Et sans mettre en doute la sincérité de la plupart des dénonciateurs du deuxième roi des Belges, on n’écartera non plus l’idée que ce concert de critiques venait essentiellement d’un Royaume-Uni dont les pratiques coloniales -rappelons pour mémoire la création des premiers camps de concentration en Afrique du Sud, lors de la guerre des Boers- n’avaient guère à envier à celles des colons belges. Et dont les gouvernants se rendaient peut-être compte qu’ils avaient été bernés par le roi d’un petit pays, qui, au congrès de Berlin, en 1885 s’était arrogé un immense territoire, dont on commençait à s’apercevoir qu’il constituait un «scandale géologique»…

Le recul doit permettre une évaluation plus sereine des événements du passé. Et, comme l’ont signalé les participants au débat de La Première, d’un échange de vues avec des historiens d’autres horizons, afin de croiser les perspectives historiques: il n’est pas sans intérêt, tout de même de constater aujourd’hui qu’en République Démocratique du Congo, il s’en trouve beaucoup pour faire de Léopold II le créateur d’un pays, dont le tracé des frontières n’a pas changé depuis 1885, puis auquel le général puis maréchal Mobutu, quatre-vingts ans plus tard, a donné une identité nationale…

Mais afin de confronter les perspectives historiques, faut-il d’abord connaître l’Histoire. Et, sur ce plan, l’abandon de l’Histoire, ou sa réduction à la portion congrue dans les programmes d’enseignement du primaire et du secondaire, risque, à terme, de priver la Belgique francophone d’historiens patentés.

Comme je l’avais déjà souligné sur ce blog, à l’occasion de la création difficile du «cours de rien» dans le primaire, le rétablissement de l’Histoire aurait permis de rencontrer les préoccupations des promoteurs de ce cours destinés à faire mieux comprendre aux jeunes la société dans laquelle ils vivent. Puisque cette société est elle-même le produit d’un passé aux sources multiples, européennes et extra-européennes. Sans doute était-ce trop simple? Ou l’aveu de l’échec d’une politique par le retour en arrière trop difficile?