Et la liberté de la presse en Turquie, bordel?


Ahmet Davutoğlu, Sadullah Ergin, et Idris Naim Şahin ont de la chance: les ministres turcs des Affaires étrangères, de la Justice et de l’Intérieur seront à Bruxelles ce mardi, et ils seront repartis deux jours plus tard. Ils n’auront donc pas le temps de prendre connaissance de la résolution sur la liberté de la presse en Turquie, qui figure à l’ordre du jour de la séance plénière du Sénat, ce prochain jeudi.

C’est bien regrettable, car le texte, malgré les nouvelles manœuvres de retardement et tentatives d’étouffement du PS (surtout) et du cdH, qu’on a déjà connus mieux inspirés, cible clairement la Turquie pour ses atteintes à la liberté de la presse, contrairement à la résolution sur le même sujet que le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a récemment édulcorée sous la pression des mêmes partis.

Certes, la résolution qui sera soumise au vote des sénateurs, ce jeudi, s’intitule « Proposition de résolution visant au respect de la liberté de la presse en Turquie, ainsi que dans les autres pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne, l’Ancienne République yougoslave Macédoine (ARYM), Monténégro, Bosnie-Herzégovine et Serbie». Mais c’est de toute évidence la Turquie que le texte vise. Le premier considérant rappelle en effet que, sur une échelle de 1 à 5, Reporters Sans Frontières a classé le Monténégro et les pays de l’ex-Yougoslavie au niveau 3 (problème sensible), et la Turquie au niveau 4 (situation difficile). Le considérant D rappelle «la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui s’est prononcée dans de nombreuses affaires concernant diverses mesures prises par les autorités turques à l’encontre de journalistes, rédacteurs en chef et éditeurs, qui a souligné « qu’il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur des questions politiques, y compris sur celles qui divisent l’opinion » et qui a considéré « les ingérences dans le droit à la liberté d’expression disproportionnées au but poursuivi et constitutives d’une violation de l’article dix de la Convention » ». Le considérant J évoque «les appels du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme et de la représentante de l’OSCE pour la liberté de la presse et la garantie de la liberté d’expression et de la presse auprès des autorités turques». Le considérant K fait explicitement référence à «la campagne de la Fédération européenne des journalistes qui, depuis plus d’un an, vise à soutenir les journalistes turcs emprisonnés du simple fait de l’exercice de leur profession». Le considérant O rappelle «que la Commission européenne a reconnu une amélioration de la situation de la liberté de presse et de la liberté d’expression dans les pays candidats à l’adhésion à l’Union Européenne en octobre 2012 à l’exception de la Turquie où la situation semble empirer (communication de la Commission européenne au Parlement Européen et au Conseil  intitulée « Stratégie d’élargissement et principaux défis 2012-2013 » (COM (2012) 600) du 10 octobre 2012)». Et le considérant Q signale «l’ouverture d’un procès important le 4 février dans l’enceinte de la prison de Silivri et dès lors l’urgence qu’il ya à se prononcer sur les problèmes de liberté de la presse et à adopter la présente résolution». Et si les trois premières mesures réclamées du gouvernement par la motion soumise au vote du Sénat mentionnent… la Turquie et les autres pays candidats à l’adhésion à l’Union Européenne, la quatrième, dans son dernier alinéa, y fait clairement référence: nos ministres sont invités à «faire pression sur les autorités turques afin que les journalistes incarcérés soient libérés dans les plus brefs délais». DSC_5050

Les ministres turcs ont donc de la chance: ils échapperont… peut-être aux questions des journalistes sur les atteintes répétées à la liberté de la presse dans leur pays. Les défenseurs belges des journalistes turcs emprisonnés, eux, ont moins de chance: ils ne pourront inviter leurs homologues Didier Reynders, vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères; Joëlle Milquet, vice-Première ministre et ministre de l’Intérieur; Annemie Turtelboom, ministre de la Justice, et Maggie De Block, secrétaire d’État à l’Asile et à l’Immigration comment ils peuvent concilier le «Memorandum of understanding» qu’ils s’apprêtent à signer avec leurs invités avec cette invitation pressante à exiger d’eux une liberté de la presse reconnue dans notre pays depuis sa création, en 1830. Nos ministres auraient en effet trop beau jeu de s’abriter derrière un texte qui doit toujours être débattu au Sénat, et pourrait donc, ce qui est peu probable, encore être amendé.

Il n’empêche, Didier Reynders avait répondu sans équivoque, il y a quelques semaines, à un courrier que la Fédération Européenne des Journalistes (FEJ) et l’Association Générale des Journalistes Professionnels de Belgique (AGJPB) lui avaient adressé il y a quelques semaines, pour leur dire qu’il partageait leurs inquiétudes pour la liberté de la presse en Turquie, qu’une délégation du MR allait ensuite visiter pour en revenir avec les mêmes conclusions. Nous ne pouvons donc qu’être inquiets quand le but déclaré de la rencontre de ce mardi est de «nouer un dialogue entre les autorités politiques des deux pays sur des sujets d’intérêt commun, tels que la lutte contre le terrorisme, la coopération policière et judiciaire, la coopération consulaire, et les dossiers d’asile et de l’immigration».

Doit-on entendre par là que la répression visant les journalistes turcs d’origine kurde, déjà lourdement réprimés en Turquie, va s’étendre à la Belgique? Et les journalistes belges qui dénoncent les multiples atteintes à la liberté de la presse en Turquie seront-ils invités à modérer leur propos? En ce qui nous concerne, en tout cas, nous ne relâcherons pas la pression. Et tant pis pour la diplomatie! Il est des principes avec lesquels on ne peut transiger! Encore heureux que le Parlement européen, lui, l’a bien compris…

Où sont les visionnaires d’aujourd’hui?


La télévision franco-allemande Arte célèbre l’événement à l’envi ces jours-ci, et spécialement ce mardi, avec une soirée entièrement consacrée à l’anniversaire de l’événement. Et pour cause: comme elle le dit elle-même, elle est née de l’esprit du traité de l’Élysée, signé le 22 janvier 1963, qui consacrait l’amitié franco-allemande.

Ce traité est né de la volonté de ses initiateurs, Charles de Gaulle et Conrad Adenauer. Deux responsables politiques de premier plan, entre lesquels le courant ne passait pas de source, mais qui ont été liés par une authentique amitié, comme le montre un documentaire… diffusé à plusieurs reprises par Arte ces derniers jours.

Au départ, en effet, Conrad Adenauer avait une perception assez négative de «Mongénéral», comme l’écrit toujours le «Canard Enchaîné»: le chancelier fédéral, ex-maire de Cologne, ne voyait dans de Gaulle que l’homme du 18 juin, forcément hostile, donc, à l’Allemagne.

C’est un séjour à la célèbre Boisserie, à Colombey-les-Deux-Églises, où Conrad Adenauer sera le seul chef d’État ou de gouvernement étranger à loger, qui fera fondre la glace. Les deux interlocuteurs se trouveront de nombreux points communs: la machine était lancée.de Gaulle greets Adenauer

Le traité de l’Élysée était «futuriste», confient l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing et le ci-devant chancelier allemand, Helmut Schmidt, dans la même émission. Les divers successeurs de De Gaulle et Adenauer s’en inspireront: au fil des décennies, des relations fortes se noueront de part et d’autre du Rhin entre des responsables politiques aussi différents que Giscard et Schmidt; Mitterrand et Kohl; ou encore Chirac et Schrœder.

L’amitié franco-allemande n’est pas «un ersatz d’unification européenne: elle en est la condition» lançait Conrad Adenauer, à la tribune du Bundestag, en 1963, pour faire ratifier le traité de l’Élysée par une assemblée pas nécessairement favorable.

L’unification européenne ne s’est d’ailleurs pas faite par les seuls Charles de Gaulle et Conrad Adenauer: Jean Monnet; Alcide de Gasperi; ou Paul-Henri Spaak, pour ne citer que ceux-là, ont été, eux aussi, des visionnaires d’un rapprochement qui, moins de vingt ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, apparaissait à la plupart des observateurs comme une utopie. Mais aujourd’hui comme hier et avant-hier, cette Europe ne pourrait fonctionner sans la bonne entente et la coopération entre la France et l’Allemagne.

L’Europe,un demi-siècle après le traité de l’Élysée, ne fait plus rêver grand monde. Peut-être parce qu’il lui manque, désormais, des visionnaires de cette envergure. Et qu’elle n’est plus qu’un grand marché…

Le journalisme est-il soluble dans le sport?


Les excuses présentées par mon confrère Rodrigo Beenkens sur twitter, puis ce midi encore dans le JT de 13 heures de la RTBF me laissent assez interloqué. Commentant d’abord les aveux – j’y reviens ci-dessous – de Lance Armstrong au micro d’Oprah Winfrey, le spécialiste du cyclisme de la RTBF s’est excusé auprès des téléspectateurs de leur avoir «vendu du mensonge», là où il pensait leur «vendre du rêve».

S’excuser est grand, quand on a commis une faute. Et certains ne manquent pas de souligner que les journalistes qui couvrent le Tour de France, spécialement pour la télévision, ont singulièrement manqué de curiosité journalistique en n’enquêtant pas plus en profondeur sur le phénomène, bien connu dans le milieu apparemment, du dopage dans le sport.220px-Rodrigo_Beenkens

Mais ce n’est donc pas pour cela que Rodrigo Beenkens s’excuse auprès des téléspectateurs de la chaîne publique belge: il s’en veut de ne pas leur avoir vendu du rêve! Et là, les bras m’en tombent. Le rôle des journalistes est-il donc de vendre du rêve? Les journalistes qui meurent en mission chaque année, et dont la liste est publiée par la Fédération Internationale des Journalistes et par Reporters sans Frontières tombent-ils pour vendre du rêve? Les journalistes turcs incarcérés sont-ils détenus pour avoir voulu vendre du rêve?

Je ne veux pas incriminer Rodrigo Beenkens à titre personnel, je tiens à le préciser. Mais une nouvelle fois, la question doit être posée: le journalisme, et en particulier le journalisme sportif est-il soluble dans le sport? De plus en plus nombreux sont ceux, hélas, qui pensent qu’il faut répondre positivement à cette question. En raison de la proximité entre les journalistes sportifs et les sportifs? Allons donc, tous les journalistes, quel que soit leur secteur d’activité, ont une proximité plus ou moins grande avec leurs informateurs privilégiés, et doivent donc se lancer dans un exercice d’équilibre particulièrement difficile, qui consiste à «soigner» ces interlocuteurs, tout en n’en devenant pas l’objet. Mais, parlant de la télévision notamment, il est bien évident que les droits de plus en plus élevés payés par les chaînes pour retransmettre les grands événements sportifs (Tours cyclistes; championnats du monde et d’Europe de foot; Ligue des champions et même championnat belge de football, grandes compétitions de basket, etc.) font que leurs journalistes se retrouvent pieds et poings liés face aux phénomènes de tricherie, et de corruption qui se multiplient dans le sport professionnel, mais que rarement les journalistes sportifs dénoncent.

Parce que, forcés de faire du direct pendant des heures (le plus souvent pour improviser sur tout et n’importe quoi) les journalistes sportifs des télés n’ont pas le temps de mener des enquêtes journalistiques pertinentes, comme l’a invoqué Rodrigo Beekens ce midi? L’argument, là, est pertinent. Il renforce notre combat pour dire que la liberté de la presse est d’abord une question politique; mais qu’elle est ensuite une question de moyens pour permettre à des journalistes en nombre suffisant et suffisamment rémunérés pour exercer pleinement leur mission d’informer. Ou plutôt pour remplir pleinement leur devoir d’informer, qui découle directement du droit à l’information, proclamé par la Déclaration universelle des Droits de l’homme. Ces droits dont le respect n’est hélas qu’un rêve, pour une bonne part de l’humanité.

Pour revenir à la RTBF, on se souviendra des distances prises par la rédaction sportive avec le journaliste sportif du JT qui, au moment où le Standard avait reconquis son titre après 25 ans de disette, avait rappelé les casseroles judiciaires attachées aux basques de son vice-président de l’époque, Luciano D’Onofrio. Entraînant le boycott de la chaîne publique par les «Rouches». C’est aussi un journaliste (non sportif) de la RTBF qui, un temps devenu attaché de presse du club, justifiait les sanctions prises par la direction liégeoise à l’égard des journalistes un peu trop curieux. Triste époque…

Notez que, par ailleurs, le cinéma qui s’est déroulé autour de la pseudo interview-confession de Lance Armstrong ne plaide pas, elle non plus, pour le journalisme tout court.

Tous les observateurs se sont en effet accordés à dire que le coureur texan ne s’était pas départi de son arrogance habituelle, au cours de son interview par Oprah Winfrey. Et on a pu constater qu’il n’avait en tout cas porté aucune des accusations qu’on s’attendait à entendre dans sa bouche, après une campagne de promotion de l’émission savamment orchestrée, comme l’avait bien souligné mon confrère Eddy Daniel (tiens: un journaliste sportif impertinent!) au micro de la… privée Bel RTL.142596516_B97109280Z.1_20130118064029_000_GKHFF85L.2-0

Je vous avoue n’avoir pas regardé cette interview dans son intégralité. Mais le peu que j’en ai vu m’a convaincu que j’avais eu raison de ne pas me taper deux nuits d’insomnie d’affilée, pour écouter un monologue aussi assommant.

Quoi, Oprah Winfrey est une star de la télé aux États-Unis? Et bien voilà qui en dit long sur l’état des télévisions états-uniennes. Des questions convenues; aucune relance après des réponses interminables, qu’elles aient ou non répondu à la question posée: cette interview mériterait d’être montée dans les écoles de journalisme, comme exemple de ce qu’il ne faut pas faire!

Imaginez-vous donc un instant ce qu’aurait été une interview de Lance Armstrong par feu Michel Polac! Dans «Droit de réponse», l’ex-septuple vainqueur du Tour de France n’aurait jamais eu le temps de dire «ouf». Il est vrai que Michel Polac, disparu en août dernier, avait dû depuis bien longtemps céder sa place sur la télé privée française. Sans doute parce qu’il ne vendait pas assez de rêve?