Interpeller sans rien proposer?


La présence massive de militaires et de policiers en rue; les stigmates qui marquent toujours l’aéroport de Zaventem et la station de métro de Maelbeek; les précautions particulières prises dans les aéroports régionaux; les fleurs déposées à la Bourse, à Bruxelles; et puis les arrestations qui se sont multipliées depuis le sanglant 22 mars: tout nous rappelle la journée tragique qu’a vécue la Belgique, il y a trois semaines. Et la réponse principale qui y est apportée est sécuritaire.

Chacun, pourtant, s’accorde à dire que cette réaction seule ne suffira pas. Qu’il y a un travail en profondeur à effectuer. Du type de celui qu’effectue, non sans péril, côté flamand, le chercheur belgo-palestinien Montasser AldE’emeh, que j’ai eu le privilège d’interviewer l’été dernier. Depuis lors, sa position à l’égard du Groupe État Islamique n’a fait que se durcir, et il dénonce sans cesse l’imposture philosophique de ces prétendus représentants d’un islam pur. Ou intégral.

Quelle réponse apporter à cet intégrisme sanglant? Pour certains, et l’émission «Face à l’info», sur la Première, l’a encore répété aujourd’hui, la riposte principale, sinon la seule, passe par une laïcité conquérante. Au risque d’isoler encore un peu plus les musulmans, à qui on ne cesse de demander de condamner les crimes de Daech, comme s’ils en étaient tous individuellement coupables?

sykes-picotEt si on tentait un autre logiciel? Confronté à un discours anti-occidental de plus en plus répandu par Internet ou par des chaînes satellitaires, le romancier Fouad Laroui, bien résolu à combattre les fondamentalistes «thèse contre thèse», expliquait, il y a peu que «la façon dont on raconte en Europe l’histoire récente, celle du XXe siècle, est désormais remise en cause. Le XXe siècle est vécu (dans le monde arabe) comme une série de mensonges et de trahisons de la part de l’Occident: les promesses non tenues de Lawrence et de McMahon; la déclaration Balfour; les accords Sykes-Picot; la création de l’État d’Israël; etc. J’insiste sur ce point: un discours n’est jamais « juste » ou « faux ». Du moment qu’il a une cohérence interne, il fonctionne».

Accords Sykes PicotOn se souvient d’ailleurs de la mise en scène, par le Groupe État Islamique alors conquérant, de la suppression de la frontière entre la Syrie et l’Irak, signe, proclamait-il, de la fin des accords Sykes-Picot… dont bien des Européens ignorent par ailleurs à la fois l’existence et la portée!

Ma consœur Hind Fraihi, elle aussi, mène campagne contre l’intégrisme islamiste, qu’elle avait débusqué à Molenbeek dès 2005. Ses avertissements d’alors, malheureusement, n’ont pas été pris au sérieux. Commentant l’édition de son livre en français, elle me confiait récemment qu’en Belgique «on s’est focalisé sur le voile, en le qualifiant de signe religieux ostentatoire. Mais quand les arbres de Noël prolifèrent en fin d’année, on ne dit rien. Alors que l’arbre de Noël a aussi un fondement religieux». Précision importante: Hind Fraihi n’est pas voilée.

Dans son livre «Terreur dans l’Hexagone», l’islamologue français, Gilles Kepel, rappelle, snas préciser qu’il en était un des auteurs, (p.232) «un rapport sur la politique d’intégration française, commandée par le Premier ministre (socialiste) Jean-Marc Ayrault en 2012, et publié en décembre 2013».  Une des cinq parties de ce rapport, rappelle Gilles Kepel, «suggère de revenir sur l’interdiction du port du voile dans les établissements scolaires, prenant position contre l’orientation voulue par le ministre de l’Éducation nationale». Le document «invite à réfléchir aux conditions de développement d’une laïcité inclusive et libérale de la laïcité, une laïcité commune, sensible à la fois au contexte et aux conséquences de sa mise en pratique». Il sera… rapidement retiré du site Web de l’hôtel Matignon, résidence du Premier ministre français.

La question mérite réflexion chez nous également. Interdire le voile dans l’enseignement primaire est cohérent et respectueux de l’islam, qui ne prône ou ne réclame pas le port du voile par les filles prépubères. Mais perdrait-on à le tolérer dans l’enseignement secondaire, pourvu qu’on soit intransigeant pour le reste, et que soient refusés, par exemple, le rejet de certains enseignements, ou l’exigence d’horaires séparés pour d’autres cours?

Et pourquoi pas un débat sur la fonction publique? Est-il équitable de soupçonner une fonctionnaire de partialité, au motif qu’elle est voilée? La discussion, au sein de l’administration, est parfois d’un… jésuitisme assez effarant: des fonctionnaires qui ne sont pas en contact avec le public pourraient être voilées, mais devraient retirer leur voile, dès qu’elles sont en contact avec le public?

Ah, bien sûr, tout cela en vertu de la «sphère privée» dans lequel devrait se cantonner la religion. L’exigence témoigne d’une singulière méconnaissance des religions qui, quelles qu’elles soient, invitent  leurs adhérents à manifester leur foi et à la partager. Avec un succès très relatif d’ailleurs. Mais elle est aussi assez hypocrite, car, in fine, elle ne permettrait qu’aux laïques militants de ne pas réserver, eux, leur opinion à leur sphère purement privée.

Aucune réponse simple, ou hâtive, ne peut être apportée à ces questions. Mais une chose est acquise: la réponse sécuritaire seule ne suffira pas à réduire l’intégrisme islamiste. Comme, pour rappel, la victoire des Alliés, en 1945, et la dénazification qui l’a suivie n’a pas empêché d’anciens nazis de conserver de plantureux postes, ou des fonctions de pouvoir, dans la République fédérale allemande. Jusqu’à ce que la facture soit violemment présentée, trente ans plus tard, par la Rote Armee Fraktion. Mettre au placard le rapport évoqué par Gilles Kepel n’a pas aidé à résoudre le problème. Ignorer la réflexion d’un Fouad Louari n’y contribuera pas plus…