«Autrefois, un journal s’achetait; aujourd’hui, il faut le vendre…»: la phrase de Bernard Marchant, administrateur-délégué du groupe Rossel, au micro du «Question à la une» consacré à la « presse populaire» résume bien le drame de la presse quotidienne francophone belge: jadis, elle était dirigée par des hommes de presse, aujourd’hui, elle est managée par des marchands de papier. C’est peut-être là une explication de son déclin: comme je l’ai plusieurs fois exprimé sur ce blog, et ailleurs, la presse écrite quotidienne francophone doit être le seul secteur économique en difficultés qui a désinvesti massivement, ces dernières années, de son cœur d’activité, la production d’informations. Avec le résultat que l’on sait.
La presse populaire est-elle l’exception qui confirme la règle? «Questions à la une», le magazine d’enquête de La Une, a tenté de répondre à la question, et après avoir loupé l’émission en direct, je l’ai visionnée ce matin aux aurores, afin de me faire une opinion.
Les interventions de Bernard Marchant et de son homologue d’IPM, Denis Pierrard, pour défendre les titres populaires de leur groupe respectif m’ont beaucoup amusé. D’habitude, on les voit plutôt se présenter en patrons de leurs «quality papers», comme ils aiment à le proclamer, «Le Soir» et «La Libre», et on n’est pas sûr, soit dit au passage, qu’ils se plongent régulièrement dans «Sud Presse» ou dans «La Dernière Heure». Mais qu’importe, il leur fallait assumer ces quotidiens. Et, de manière on suppose involontaire, Bernard Marchant, a égratigné les journalistes du « Soir», en insistant sur «l’audace» de leurs consœurs et confrères de «Sud Presse», qui ne sont pas, a-t-il insisté, «des journalistes ran-plan-plan» (sic). Sous-entendant donc que les autres le sont, à commencer par les journalistes du «Soir»?
Revenons à l’émission en elle-même: descendant de sa tour Reyers, la RTBF allait une nouvelle fois, en se pinçant le nez, à la recherche de la presse populaire. Avec une double question: est-elle accrocheuse ou racoleuse? Pour arriver à la conclusion qu’elle est… accrocheuse et racoleuse. Fallait-il donc toute «une enquête pendant un laps de temps important», comme on l’explique à la RTBF, pour arriver de cette question à cette conclusion? Les uns diront que le constat étant posé à l’avance, il n’y avait pas lieu d’enquêter. Les autres que, la séquence n’ayant pas réussi à trancher, c’est qu’elle n’est pas allée au fond des choses.
La démarche partait apparemment d’une forme de dédain pour le journalisme «de caniveau»: au bilan, les journalistes et rédacteurs en chef de «Sud Presse» et de «La Dernière Heure» en sont sortis grandis. Car le travail qu’ils font est incontestablement journalistique. Un journalisme qui n’est pas le mien, mais qui est du journalisme. Qui joue la carte «populo» et donc est à la fois accrocheur et racoleur. Le «Bild Zeitung», en Allemagne, ne fait rien d’autre, dont l’argument de vente principal est la taille des seins des pin-ups qu’il exhibe à longueur de page. Ses méthodes sont beaucoup plus critiquables, ainsi que Günther Wallraf les avait décrites, il y a longtemps déjà, dans son livre «Le journaliste indésirable». Mais tout responsable politique allemand sait que, pour toucher le grand public, il faut passer par le «Bild». Ce qui ne suppose pas approuver sa ligne rédactionnelle. L’attaché de presse de la ministre wallonne Éliane Tillieux, qui a connu une vie de journaliste chez «Sud Presse», n’a rien dit d’autre.
L’enquête (?) de «Question à la une» a manqué singulièrement de biscuits. Elle n’avait pas le mordant d’une émission, déjà lointaine, de Jean-Claude Defossé, qui mettait «Les pieds dans le plat», et dans un numéro consacré à «La Presse», avait affronté feu Wally Meurens, alors rédacteur en chef de «La Meuse» avec un dossier déontologique (déjà) en béton, où il avait même lu, à la grande surprise de votre serviteur et de Martine Simonis, secrétaire générale de l’AJP, un projet d’avis alors en cours de discussion au Conseil de déontologie de l’Association des Journalistes Professionnels. Ce conseil était l’ancêtre de l’actuel Conseil de Journalisme, qui, ces derniers mois, a lui aussi eu à connaître d’un (grand) nombre de dossiers relatifs à «Sud Presse».
Elle n’avait pas non plus l’ironie d’un «Écran témoin» bien plus ancien (quarante ans au moins), dont le présentateur avait mis le défunt patron de la rédaction du «Monde» dans un cruel embarras: le directeur de la rédaction d’«Ici Paris», un journal de caniveau de l’époque, ayant affirmé qu’il se tenait informé de l’actualité, notamment en lisant «Le Monde», et qu’il n’écrirait donc pas n’importe quoi, le présentateur, avec un sourire ironique, avait demandé à Fauvet s’il lui «rendait la politesse». Embarrassé, le mythique directeur du «Monde» s’était lancé dans de très longues explications pour dire qu’il n’avait pas vraiment le temps de lire «Ici Paris» et bien d’autres publications.
Ici, rien de tout cela. Quand l’émission a par exemple abordé le titre de «Sud Presse» qui proclamait «Justice est faite» après la mort violente des frères Kouachi, auteurs du massacre de Charlie-Hebdo, le 7 janvier dernier, et d’Amedy Coulibaly, auteur d’une prise d’otages, le même jour, dans une superette kasher à Paris, elle ignorait, ou n’a pas voulu aborder, l’incident qui a suivi, quand un chef d’édition du groupe n’a dû qu’à la solidarité professionnelle de ne pas être viré, pour avoir osé critiquer le titre en interne. Interroger le rédacteur en chef sur cette ouverture très particulière à la critique interne aurait éclairé d’une lumière particulière sa gestion de la rédaction. Il aurait peut-être aussi été significatif de s’interroger sur le nombre très restreint de témoignages de journalistes dans ce dossier…
Et puis, quand on veut laver plus blanc que blanc, il faut aussi veiller à être soi-même impeccable. Mon collègue Martial Dumont, dans le canard qui (air connu) m’emploie et ne me rémunère pas assez à mon goût, a déjà souligné la négligence de la journaliste, qui a présenté Me Jean-Philippe Mayence comme un avocat pénaliste, mais pas comme le défenseur de Bernard Wesphael, quand il exprimait ses critiques sur un titre de «une» de «Sud Presse» qualifiant d’«assassinat» les fait qui vaudront bientôt à l’ancien élu «vert» de se retrouver devant une cour d’assises.
Était-il opportun aussi, de demander l’avis d’un analyste universitaire éminent… qui a été en charge, il y a quelques années, d’un travail pour Sud Presse? Il ne manque pas, en Belgique, d’analystes du secteur, en choisir un autre aurait été plus prudent.
Enfin, il aura échappé à beaucoup de monde, mais pas aux professionnels de l’information, que le tableau statistique qui présentait l’évolution de vente des quotidiens belges, pour montrer que la presse populaire souffre moins que la grande (?) presse nationale… omettait celles du groupe qui (air connu, bis) m’emploie et ne me rémunère pas assez à mon goût. «Choix éditorial indépendant» se défend la RTBF. La chaîne publique aime se draper dans sa dignité outragée, pour défendre une mauvaise cause. L’information était tout simplement tronquée. Et si elle l’était volontairement, le cas est grave: il y avait alors volonté délibérée de montrer qu’une troisième voie est possible entre journalisme élitiste et journalisme de proximité!
Un thème de réflexion pour un prochain «Question à la une»?