Un prédateur de la liberté de la presse enfin devant le juge


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Il aura fallu près de sept ans pour que Valentin Theunissen, de Fouron-le-Comte, se retrouve devant un juge, pour répondre de la prévention de coups et blessures volontaires à l’égard de Xavier Gonay: ce caméraman indépendant qui travaillait à l’époque pour RTL-TVI avait été blessé d\’un coup violent à la tête, le samedi 9 juin 2001, alors qu’il filmait la manière musclée dont des gendarmes casqués emmenaient un Jean-Marie Happart (alors sénateur) inconscient vers la buvette du SK Moelingen. C’est dans cette buvette que devait se dérouler la deuxième séance de vente publique (contestée par les francophones) d’immeubles communaux fouronnais, que l’opposition «Retour à Liège» avait entrepris, avec succès, de contrarier. Outre Jean-Marie Happart et Xavier Gonay, Christine Calmeau, journaliste à RTL-TVI, avait, ce jour-là, été blessée par un chien de la gendarmerie, qui l’avait mordue alors qu’elle voulait porter secours à son collègue ensanglanté.

Ce délai extraordinaire ne ressort pas, cette fois, des traditionnelles lenteurs de la Justice. Bien sûr, il y a eu le transfert du dossier de Liège à Tongres, qui n’a pas hâté son cheminement. Mais surtout, il y a eu l’évidente mauvaise volonté  des autorités judiciaires tongroises à visionner les images, accablantes pour le riche mécène du club de football moulanais, tournées par Manu Bonmariage à Fourons ce jour-là. On a été jusqu’à invoquer le manque de moyens techniques (magnétoscope+écran ou téléviseur) pour visionner ces images: c’est dire!
Les manœuvres dilatoire de la défense ont également tenté de soustraire Valentin Theunissen à la comparution en Justice. Pas plus tard que vendredi dernier, son avocat, Me Van Buul, affirmait à l’avocate de Xavier Gonay et de l’association nationale des journalistes professionnels, Me Zagheden, que ces images avaient disparu du greffe!

Ce matin, pourtant, le tribunal a visionné quantité d’images, sur l’écran installé dans la salle d’assises du Palais de Justice tongrois. Celles de la police fédérale, d’abord… qui ne montrent rien, du moins sur la question posée: Valentin Theunissen est-il l’agresseur de Xavier Gonay? Celles tournées par ce dernier, ensuite, mais, évidemment, il n’a pas filmé le bras qui le frappait. Celles de Manu Bonmariage enfin, mais, sur le grand écran, elles désignaient moins nettement le prévenu que sur le petit écran. Qu’importe: Me Zagheden a capté l’image litigieuse, et trois d’entre elles montre clairement la pièce de bois qui frappe Xavier Gonay à la tête; la main de Valentin Theunissen tenant cette pièce de bois; et le visage presque souriant de l’homme, toujours en possession de l’arme de l’agression.

Piquant: les images superflues, largement réclamées par Me Van Buul pour faire valoir que Xavier Gonay, malgré le sang qui coulait d’abondance (photo), n’était pas si gravement blessé, puisqu’on le voit, ensuite, reprendre sa caméra, puis fumer une cigarette et rigoler en compagnie de consœurs et de confrères, confirment les charges pensant sur son client. Le caméraman dit en effet ne pas savoir qui l’a frappé, mais savoir que ce n’était pas une matraque (donc pas la gendarmerie comme on l’avait cru de prime abord) mais «une pièce de bois». Comme celle que brandissait Valentin Theunissen…
Me Van Buul s’est également largement étendu sur le fait que Bonmariage n’avait pas voulu livrer ses images immédiatement après les faits, et que son film – un portrait de Huub Broers qui, soit dit au passage, avait fortement irrité les Fouronnais francophone, qui le jugeaient beaucoup trop complaisant – n’avait été présenté, après montage, qu’un an et sept mois après les faits. S’il s’était quelque peu renseigné, le plaideur aurait su que les télévisions et les agences photos ne remettent jamais aux policiers des images qui ne sont pas diffusées. Le faire serait exposer les cameramen et les photographes encore plus à la pression des participants aux grandes manifestations de masse, en les assimilant à des auxiliaires de police. Il saurait aussi les protestations qu\’avait suscitées, à l’époque, la ruse des policiers luxembourgeois qui s’étaient fait passer pour des journalistes pour mettre fin, de manière sanglante, à la prise d’otages de Wasserbillig.
Me Van Buul contestera aussi la gravité des blessures de Xavier Gonay, et il accusera Bonmariage d’avoir truqué ses images. Faudrait-il encore, bien sûr, qu’il explique alors l’intérêt qu’aurait eu le cinéaste à mettre ainsi en cause son client.

Valentin Theunissen n’est apparemment pas aussi sûr que cela de la stratégie de défense de son avocat: auprès de nos confrères flamands, il s’est longuement épanché sur les dégâts occasionnés à la pelouse du SK Moelingen et à sa buvette, à l’occasion des incidents évoqués. La facture totale a été de 12500 euros, a-t-il expliqué. On ignore s’il a porté plainte, et contre qui, pour ces dégradations. Cela ne l’autorisait pas pour autant à frapper un cameraman à la tête, alors qu’il exerçait sa mission d’information. Le geste fait de lui un prédateur de la liberté de la presse. Pas un Staline, un Pol Pot, un Pinochet, ou un Kim Jong Il, bien entendu, mais un prédateur de la liberté de la presse quand même. Car la liberté de la presse n’est pas divisible, et il n’y a pas de petite ou de grande atteinte à la liberté de la presse. C’est la raison pour laquelle, juste après les faits, le conseil de direction de l’Association Générale des Journalistes Professionnels de Belgique (AGJPB), que je présidais, avait décidé de se joindre à la plainte de Xavier Gonay, comme il l’a fait à chaque fois que des journalistes ont été pris à partie en tant que tels. La précision méritera d’être rappelée au tribunal correctionnel de Tongres, car la dépêche Belga relative à cette première audience dérape une nouvelle fois, en affirmant que la plainte émane uniquement de l’aile francophone de l’association. Désolé, chère consœur, c’est une erreur: l’association se préoccupe également de la défense de la liberté des journalistes flamands. Raison pour laquelle elle postule la condamnation de Valentin Theunissen…

Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose…


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Décidément, il n’y en a plus que pour «Bye bye Belgium» pour l’instant! Surfant sur la vague d’incompréhension du public francophone devant les difficultés politiques actuelles, les pontes de la RTBF et les auteurs de l’émission-canular du 13 décembre 2006 ont, le jour anniversaire de leur «coup fumant» fait largement diffuser le DVD de l’émission en profitant du soutien de certain journal qui avait oublié son ton critique de l’année précédente, et, surtout, ont ressorti un nouvel ouvrage sur le making of (pardon, Etiemble!) de l’émission, ouvrage qui va faire l’objet d’une séance de dédicaces, annoncée à grands renforts de publicité, à la prochaine Foire du livre!

Dans ces conditions, il est devenu de mauvais ton de répéter les réserves et les critiques formulées, dès le départ, non seulement sur le dérapage déontologique commis, en décembre 2006, par les responsables du projet, mais aussi et surtout sur l’exploitation commerciale qui en était faite par la chaîne publique. Un billet d’humeur signé par Martine Simonis, la secrétaire générale de l’Association des Journalistes Professionnels francophones et germanophones, et de l’Association Générale des Journalistes Professionnels de Belgique dans l’avant-dernier numéro du mensuel de l’Association lui vaut, dans le numéro de ce mois-ci, une double volée de bois vert.

Éric Deffet, ancien président de la Société des Journalistes Professionnels du Soir (SJPS), et aussi membre éphémère du conseil de direction de l’AJP se fend d’un «poulet», où il fustige, dans le chef de Martine Simonis, «la critique en chambre, qui est l’arme des faibles»! Pour qui connaît l’engagement sans faille sur le terrain de l’infatigable combattante des droits des journalistes, l’argument paraît assez risible.
Plus avant, mon confrère cite, parmi les effets bénéfiques de l’émission, «les échanges de journalistes flamands et francophones (NDLR: qui avaient démarré bien longtemps avant «Bye bye Belgium», sous l’égide de la Fondation Prince Philippe et de notre ancien confrère Guido Fonteyn), les efforts rédactionnels communs entre le Nord et le Sud (NDLR: dont le «Soir» s’est, avec le «Standaard», un peu hâtivement paré des plumes du paon. Les deux quotidiens bruxellois s’inscrivaient ainsi à contre-courant du propos de l’émission-bidon de la RTBF, ce qui n’a pas empêché le «Soir», en décembre dernier, de se faire un maximum de fric en proposant le DVD de l’émission…), la place accordée aux citoyens sur les plateaux des grands débats télévisés (NDLR: une mode qui avait déjà pris cours dans le prolongement de la Marche blanche)» et, dans la foulée, de façon un peu audacieuse, «le succès extraordinaire des « chats » et des forums sur les sites internet des médias, qui montrent que le public se réapproprie l’information». Des signes, pour l’ancien ombudsman du «Soir», qui donnait le plus souvent raison au quotidien de la rue Royale contre ses critiques, d’une «chance historique pour notre profession» que seuls «des esprits chagrins que l’audace rebute et que l’originalité effraie» ne perçoivent pas: rien moins que cela! Ce sont, conclut Éric Deffet, des «fossoyeurs d’une presse moderne, inventive et en perpétuelle évolution»! Fermez le ban!

Moins véhément, mais peut-être plus efficace, André François, secrétaire de rédaction à la RTBF, rappelle, lui, que «Bye-bye Belgium» a été retenue, en mai 2007, par l’officiel Festival international des Télévisions publiques comme l’un des meilleurs programmes mondiaux des télévisions publiques de l’année. Cet organisme, rappelle notre éminent confrère, couronne, depuis plus d’un quart de siècle, «les programmes des télés publiques qui ont manifesté, quant au fond et à la forme, les signes les plus évidents d’originalité, de créativité, de prises de risques, de courage, et d’anticonformisme». L’AJP, informée de cette distinction, l’aurait tue volontairement, signale André François. Si tel est le cas, je le déplore personnellement. Cela posé, personne n’a jamais contesté que «Bye-bye Belgium» a été, de fait, une émission originale, créative, et anticonformiste. Le seul problème est que cette émission était une émission de fiction, et non d’information, comme le rappelle Philippe Lamotte, dans le même dernier numéro de «Journalistes», le mensuel de l’AJP. «L’émission de la RTBF fut une réussite commerciale et médiatique, mais – désolé – pas journalistique» commente-t-il simplement. Disant tout en peu de mots…

Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose…, dit la sagesse populaire. L’adage se vérifie une nouvelle fois avec l’émission-bidon du 13 décembre 2006. Et à mesure que, à coups de pub’ savamment orchestrés, se développe ainsi l’aura de «Bye-bye Belgium», les critiques de la démarche se voient cloués au pilori, comme l’avait fait Philippe Dutilleul, dès la présentation de son ouvrage.

Peu importe, bien sûr. Si la critique en chambre est l’arme des faibles, comme l’affirme Éric Deffet, l’injure, qu’il manipule, l’est tout autant. Reste une question décisive: si la RTBF est aussi droite dans ses bottes que certains, en son sein, l’affirment, comment expliquer que la chaîne publique freine ainsi des quatre fers pour empêcher la mise sur pied, en Belgique francophone, d’un Conseil de Journalisme, qui pourrait en toute indépendance se prononcer sur le caractère déontologique ou non d\’une émission comme «Bye-bye Belgium»?

Un combat sans cesse renouvelé pour une liberté fondamentale


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Soirée-débat très intéressante, l’autre jeudi, au Club de la presse de Lille (www.clubdelapressenpdc.org), sur un thème toujours d’actualité: la protection des sources journalistiques.

Certes, chez nous, en Belgique, le sujet est moins brûlant depuis l’adoption d’une loi exemplaire en la matière: la qualification est de Me Emmanuel Riglaire, avocat au Barreau de Lille, grand connaisseur de notre loi, qui l’a beaucoup intéressé tout autant en sa qualité de spécialiste du droit de la presse qu’en celle de proche voisin de notre pays. C’est avec ma double casquette d’ancien président de l’AGJPB, et de vice-président de la FEJ que j’avais été invité à apporter ma (modeste) contribution au débat. Pour la Fédération Européenne des Journalistes, le combat pour la protection des sources journalistiques est une lutte ancienne et toujours renouvelée: les attaques contre ce droit fondamental des journalistes à taire leurs sources confidentielles sont monnaie courante en Europe et particulièrement en France. En a encore témoigné en décembre dernier la garde à vue imposée à Guillaume Dasquié, collaborateur indépendant du «Monde», pour des papiers qu’il avait écrits des mois auparavant, et qui montraient que les services secrets français avaient été informés des projets d’attentats d’Al Qaïda bien avant le 11 septembre 2001. L’exposé de Guillaume Dasquié aux collègues nordistes était lourd d’enseignements, notamment sur l’absence de solidarité professionnelle qui frappe le plus souvent les pigistes, fussent-ils de renom, confrontés à une perquisition policière, mais aussi sur les étranges relations nouées par les services avec certains journalistes, recrutés comme taupes au sein des principales rédactions!

Très inquiétante, également, l’anecdote rapportée par Emmanuel Riglaire. Nous savons tous que les pressions exercées sur des journalistes pour qu’ils/elles révèlent les noms de leurs informateurs confidentiels ne visent pas que les stars ou les cow-boys de la profession. Mais il m’était tout de même difficile d’imaginer, comme l’a rapporté l’avocat lillois, par ailleurs conseil de La Voix du Nord qu’un journaliste localier auteur d’un article sur un village du Cambrésis qui aurait déplu à la majorité en place, puisse se voir frappé d’une plainte du maire de cette commune auprès de la gendarmerie! Et que la maréchaussée, ensuite, convoquerait le journaliste, pour, évidemment, lui demandait de qui il tenait les informations qui avaient déplu au maire en question. En l’occurrence, l’affaire a vite été réglée: contacté par l’avocat, le procureur a stoppé une procédure qui s’annonçait ridicule, concernant un papier ni offensant ni diffamatoire. Mais on peut imaginer qu’une telle audition aurait marqué le journaliste et modifié sa façon de travailler, a commenté Me Riglaire.

Une loi peut être un barrage efficace contre ce type de pression: c’est ce que j’ai eu l’occasion d’expliquer aux collègues lillois. À condition qu’à l’exemple de la loi belge, elle ne prévoie qu’une exception strictement balisée au principe général de protection des sources: celle de la prévention d’actes portant atteinte grave à l’intégrité physique des personnes. C’est la seule qu’admet la Cour Européenne des Droits de l’Homme, mais l’expérience démontre que les magistrats européens ne se soucient généralement guère de la jurisprudence de Strasbourg. Ils ne sont pas les seuls: rares sont les politiques à vouloir effectivement consolider cette «pierre angulaire de la liberté de la Presse» comme l’ont qualifiée les magistrats strasbourgeois: le projet de loi actuellement par la ministre française de la Justice, Rachida Datti, préoccupe, à juste titre, nos confrères. Car les exceptions qu’elle prévoit sont à la fois trop nombreuses et difficiles à mettre en œuvre. Et dans ces conditions, une absence de loi peut se révéler plus favorable qu’une mauvaise loi…

Faut-il encore se rendre compte que la loi peut être contournée: un magistrat peut prendre le risque d’une perquisition qui sera frappée de nullité. Entre-temps, elle lui aura permis de se procurer l’information que le journaliste voulait protéger…

Aussi l’arme essentielle pour la défense de notre liberté, là comme ailleurs, réside-t-elle dans la solidarité professionnelle. La trentaine de collègues nordistes présents à cette soirée-débat ne devaient pas en être convaincus: ils nous reste tous à en persuader nos consœurs et nos confrères. Et, en Belgique, à rappeler à tou(te)s que les menaces, de détention ou d’inculpation par exemple, sont vaines: la loi sur la protection des sources journalistiques est là pour nous protéger. Et elle a un caractère exemplaire!

(photo: Gérard Rouy)