Une belle leçon de journalisme


L’interview de Damien Thiéry, le bourgmestre non-nommé de Linkebeek, réalisée en direct par notre consœur Nathalie Maleux, dans le journal télévisé de la mi-journée, sur La Une, mériterait d’être montré dans les écoles de journalisme. Cette interview a été menée sans complaisance, et sans agressivité, et, surtout, elle a relayé les questions que le téléspectateur moyen se posait, après l’annonce du ralliement au MR de ce poids lourd du FDF.

http://www.rtbf.be/video/detail_jt-13h?id=1879855

nathalie_maleux-jt_rtbf-20120126-1-by_pouce_tnRalliement au MR? Mais n’est-ce pas ce même Damien Thiéry qui, il y a quelques semaines à peine, disait que l’accord sur la scission de Bruxelles-Hal-Vilvorde, défendu par le président du MR, Charles Michel, était «un leurre, une roulette russe»? Toujours membre du FDF, le mayeur non-nommé de Linkebeek défendait alors la ligne du parti d’Olivier Maingain, qui avait rompu avec les libéraux notamment en raison de la divergence de vues qui les opposait sur cet accord communautaire?

Sans doute un peu pris au dépourvu, Damien Thiéry a pris la tangente, en rappelant «l’excellente collaboration entre les deux partis», avant cet épisode, puis en tenant d’expliquer la subtile différence entre le renvoi des dossiers litigieux des bourgmestres non-nommés de la périphérie devant une chambre bilingue du Conseil d’État alternativement présidée par un magistrat flamand ou francophone, et le renvoi devant la Cour constitutionnelle. Mais Nathalie Maleux, à nouveau, l’a interrompu, en lui signalant que les téléspectateurs risquaient d’être «noyés», et en lui demandant d’expliquer en quelques mots comment il pouvait aujourd’hui rallier un parti dont il expliquait naguère qu’il «n’avait pas la même conception du mot « respect » que (lui)» et qui ne «rêv(ait) que d’accéder au pouvoir». Le tout dit sans la moindre agressivité dans le ton.

On peut imaginer aujourd’hui que notre consœur est vilipendée au MR, et couverte de louanges au FDF. Et si tel est le cas, on a tort dans les deux partis. Car, au risque de me répéter, Nathalie Maleux a fait là un simple travail journalistique de décryptage, en mettant un responsable politique devant ses propres déclarations contradictoires.

Ce qui rend cette interview politique remarquable, c’est peut-être, malheureusement, qu’elle devient rare, notamment en télévision. La préoccupation du «buzz» sur le Web; la recherche de la «petite phrase» qui fera mouche ont pris le pas, dans bien des rédactions, sur la vraie interview, celle qui n’est pas là pour permettre à l’interviewé(e) de dérouler son message sans la moindre contradiction; celle qui permet au public de se faire une opinion sur le bien-fondé de tel ou tel message. L’interview de Damien Thiéry par Nathalie Maleux démontre, si besoin en était, qu’une interview bien faite peut encore bien mieux retenir l’attention. Parce qu’elle est bien faite, précisément. On en redemande!

Politiques et journalistes: un débat de luxe? Politicians and journalists: luxury debate?


My comments on this blog about the former Flemish minister of Economy’s complaint, Fientje Moerman, about the media’s behiavour towards the politicians drew to my surprise the attention of an estimated colleague from Pakistan.

My first reaction was a surprized one. My second was kind of an ashamed one: I wondered how we, Belgian politicians and journalists could complain, while other politicians and journalists in the world live in far more difficult and dangerous conditions as we do in our country? Don’t we, journalists, realize how lucky we are to live in a country where from the very beginning the Constitution states that « the press is free. Censorship may never be introduced« , and where from the very beginning press freedom was respected? Are we aware enough that around the globe, journalists can’t live from their profession, receiving money from politicians they interview (to go on with the relation between politicians and journalists) but nevertheless maintaining their independence? Do we remember that in many countries, and notably in Pakistan, journalists are jailed, assaulted or murdered, just because they want to tell the truth and play their societal role? And the very same way, don’t our politicians, and notably Mrs Moerman, remember that in many countries, being an opposition’s member means risking his/her liberty or his/her life?

journauxIn this context, one could think that the questioning of practices like joined interviews of politicians; imposed political interlocutors or themes; or interviews’ refusals tends to look like a luxury debate in a country where journalists and politicians forget the liberty they enjoy.

On the second hand, nevertheless, I had to review my questioning. Of course, we, journalists, enjoy press freedom in Belgium. But the problems we face recall us that press freedom is never granted. Even though respecting press freedom from the very beginning of its existence, Belgium was condemned  in 1999 by the European Court of Human Rights for violating it: as a result, the Belgian Parliament adopted a very liberal and exemplary law protecting the journalistic sources. But the fight for press freedom is a never ending fight. First, you have to secure the journalists’ life and safety. Then to protect their freedom of expression by law. But don’t think the goal is reached by then. Still, you have to be attent. If the political pressure is lifted (or supposed to be lifted), the economic pressure is there. The auto-censorship has to be fought against. And then come the « new form » of « censorship », like imposing an interlocutor or an interview’s theme or preventing journalists to ask all questions they want during an interview.

This may sound pessimistic; the Pakistani colleague’s interest for this blog shows that journalists can be found everywhere in the world who want to fight for press freedom. My conclusion is on the contrary resolutely optimistic!

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Mon précédent billet, sur les plaintes de l’ancienne ministre flamande de l’Economie, Fientje Moerman, relatives à l’attitude des médias à l’égard des mandataires politiques, a retenu, à ma grande surprise, l’attention d’un confrère pakistanais.

Mais si ma première réaction a été une réaction de surprise, ma deuxième a été une réaction de honte: je me suis demandé comment nous, responsables politiques et journalistes belges, nous osons nous plaindre, alors que, partout dans le monde, des politiques et des journalistes évoluent dans un contexte bien plus difficiles et dangereuses que dans notre propre pays? En particulier, nous, journalistes, nous rendons-nous compte de la chance que nous avons de vivre dans un pays où, depuis l’origine, la Constitution énonce que «la presse est libre. La censure ne pourra jamais être établie» et qui, depuis lors, a toujours respecté la liberté de la presse? Nous souvenons-nous que, dans de nombreuses régions du globe, les journalistes ne peuvent pas vivre de leur métier, et acceptent donc de l’argent des mandataires politiques qu’ils ou elles interviewent (pour rester dans le thème des relations entre journalistes et politiques), sans pour autant abdiquer leur indépendance? N’oublions-nous pas que dans de nombreux pays, dont le Pakistan, des journalistes sont agressés, emprisonnés, ou assassinés, simplement parce qu’ils veulent dire la vérité, et jouer leur rôle sociétal? Et Mme Moerman, elle, ne sait-elle pas que, dans de nombreux pays, être membre de l’opposition conduit tout droit en prison? Voire constitue une menace pour la vie?

images Dans ce contexte, il y a de quoi se dire que s’interroger sur des pratiques comme l’imposition d’interlocuteurs ou de thèmes d’interviews; le refus de demandes d’interviewes; ou l’octroi d’interviewes nécessairement à quatre mains, voire plus s’apparente à un débat de luxe dans un pays où les journalistes, et les politiques, jouissent d’une liberté dont ils et elles n’ont plus conscience.

A bien y réfléchir, cependant, je suis revenu sur cette première impression. Bien sûr, en Belgique, la liberté de la presse a cours. Mais les problèmes auxquels nous sommes confrontés montrent bien que la liberté de la presse n’est jamais acquise une fois pour toutes. Même si elle respecte la liberté de la presse depuis sa fondation, la Belgique a ainsi été condamnée en 1999 par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour l’avoir violée. à la suite de quoi, elle s’est dotée d’une loi très libérale et exemplaire sur la protection des sources journalistiques. Mais le combat pour la liberté de la presse ne se termine jamais. D’abord, bien sûr, il faut garantir la vie et la sécurité des journalistes. Puis garantir par la loi leur liberté d’expression. Mais une fois cela fait, tout n’est pas dit! Il faut au contraire redoubler d’attention. Car une fois les pressions politiques éliminées (ou réputées telles), il faut faire face aux pressions économiques. S’attaquer à l’autocensure. Puis faire face à ces «nouvelles formes» de «censure», comme le choix imposé d’interlocuteurs ou de thèmes d’interviewes, ou la limitation du choix des questions d’interviews.

Toutes ces réflexions peuvent apparaître bien pessimistes; l’intérêt (immérité) porté par un confrère pakistanais à un billet de ce blog démontre le contraire. Il prouve qu’il se trouvera toujours, dans le monde, des journalistes mobilisés pour défendre leur liberté. Et cela, c’est une conclusion optimiste!

Entre journalistes et politiques, connivence ou agressivité?


Quelle mouche a donc piqué Fientje Moerman? L’ancienne ministre libérale flamande de l’Économie s’était plainte, mercredi, dans une carte blanche publiée par le «Standaard» du dédain des journalistes pour le travail parlementaire en profondeur, et du coup, depuis lors, son coup de gueule a fait l’objet de nombreux commentaires dans tous les médias, flamands essentiellement, mais aussi francophones. Où tout le monde, soit dit au passage, n’a pas forcément lu son texte, car cela postule une connaissance élémentaire du néerlandais..

fientje-moermanFientje Moerman n’est pas la première responsable politique à se plaindre du comportement des journalistes. Elle s’est présentée en victime («comme une paria»…) là où un François Mitterrand s’était fait procureur, dans des circonstances il est vrai nettement plus dramatiques, après le suicide de son ancien Premier ministre, Pierre Bérégovoy. Le défunt président de la République, qui s’y entendait comme pas deux pour manipuler les médias, avait, on s’en souvient, qualifié les journalistes de «chiens». Pareille agressivité ne se retrouvait pas dans le texte de la députée flamande.

Parmi les multiples réactions que sa sortie a suscitées, l’éditorial d’Eric Donckier, dans le «Belang van Limburg» équilibrait avec beaucoup de pertinence les responsabilités des uns et des autres. Les journalistes, constatait-il, doivent balayer devant leur propre porte, en réfléchissant à leur manière de couvrir la politique; mais les politiques feraient bien d’en faire autant, sur la manière dont ils organisent leur communication vers les journalistes. Une communication faite de nombre d’effets d’annonces; d’engagements dont ils et elles savent qu’ils (elles) ne pourront les tenir; voire d’infos de derrière les coulisses, pourvu qu’elles nuisent à leurs adversaires, voire à leurs camarades de partis…

La manière dont la politique est couverte dans les rédactions mérite une réflexion particulière, à quelques mois des scrutins du 25 mai 2014, où le public, invité à renouveler sa représentation régionale, fédérale, et européenne, aura besoin d’éclaircissements particulièrement précis pour bien identifier les enjeux des différentes élections. La tentation pour les journalistes d’éluder leur responsabilité sera grande: il est tellement plus facile de se réfugier derrière des bilans du type nombre de questions parlementaires posées, des interviewes convenues, ou, mieux, des «petites phrases» qui font le «buzz». Fientje Moerman épingle notamment les médias sociaux, en révélant qu’une des obsessions des mandataires politiques est de vérifier au petit matin tout ce que les médias sociaux peuvent véhiculer à leur sujet, sans faire le tri du vrai et du faux…

Mais les politiques eux-mêmes seraient bien inspirés de revoir leur conception de leur relation avec les médias. J’ai déjà eu l’occasion, dans ce blog, d’épingler la stratégie des partis qui imposent tel(le) ou tel(le) de leurs représentant(e)s à divers médias, à un moment donné, pour donner à un message la plus large diffusion possible. En faisant bien comprendre au média qui refuserait d’entrer dans ce jeu de dupes que la note lui sera présentée tôt ou tard, par exemple en réservant à d’autres une exclusivité soigneusement dosée.

De la même manière, l’inaccessibilité relative de ministres en fonction, qui ne concèdent d’interviewes s’ils (elles) n’en choisissent pas eux-mêmes le moment et le thème montre la considération qu’ils (elles) ont pour le rôle démocratique des médias. Dans la même veine, on épinglera également les interviewes «groupées» qu’imposent de plus en plus de ministres. Bien conscient(e)s du fait qu’une interview à plusieurs mains doit être soigneusement préparée. Mais que pareille préparation, précisément, entre journalistes travaillant pour des médias concurrents est bien plus difficile, même quand ils (elles) se connaissent. Et que dès lors, l’interview ira rarement au fond des choses.

Eric Donckier, en conclusion, suggère l’idée d’un dialogue entre journalistes et politiques, mais après la triple élection du 25 mai 2014. Pourquoi pas? Mais les journalistes s’y présenteraient avec encore plus de crédibilité, si entre-temps, ils et elles réfléchissaient déjà plus à leurs pratiques…

Un ambassadeur peu diplomatique


Expérience insolite que celle que j’ai vécue, cette semaine, en commission des Relations internationales du Parlement flamand: les députés qui en font partie débattaient de deux projets de motions condamnant la répression violente des manifestations du parc Gezi, à Istanbul, en juin dernier, et ils avaient décidé d’élargir le débat à la question des droits de l’homme en Turquie, et plus particulièrement à la liberté de la presse. J’étais donc parmi les invités de la commission, au même titre que Dirk Rochtus, professeur de sciences politiques internationales à la KUL et sur le site anversois de l’université catholique de Leuven; Ria Oomen-Ruijten, députée européenne du CDA/PPE; et last but not least, Son Excellence M. Mehmet Hakan Olcay, ambassadeur extraordinaire de la République de Turquie à Bruxelles.

C’est à ce dernier que les députés flamands ont adressé le plus de questions. Et pour cause: il est rare de voir un ambassadeur d’un pays étranger solliciter lui-même son audition par une commission parlementaire, afin d’y commenter un texte qui y sera débattu. Mais ce qui a sans doute le plus surpris les membres de la commission des Relations internationales du Parlement flamand, c’est la manière fort peu… diplomatique dont le diplomate leur a demandé de retirer les projets de motions dont ils discutaient.

b73eab56-1bf0-4e19-b5a3-7626a451c0a0L’argumentation de  M. Mehmet Hakan Olcay était d’abord classique: les contestataires du parc Gezi, pacifiques au départ, avaient été débordés par des manifestants venus pour perturber l’ordre public; et l’État turc, comme n’importe quel État démocratique, doit assurer à la fois la liberté de manifester et la sécurité de ses citoyens. La répression de ces éléments perturbateurs s’est faite selon les règles en vigueur dans les pays européens, a plaidé Son Excellence, images, notamment, de la manifestation des sidérurgistes liégeois d’ArcelorMittal à Namur, il y a quelques mois.

Mais c’est surtout sa péroraison en forme d’avertissement qui a suscité une vive réaction des parlementaires. Ce genre de motion, au Parlement européen, au Parlement fédéral, ou dans un Parlement régional, envenime les relations entre la Turquie, l’Union Européenne, ou le pays ou la région concernés, a-t-il plaidé. Et en Belgique, a-t-il menacé, pareil texte pourrait… provoquer la colère de la communauté turque de Belgique.

L’effet produit par sa déclaration a été sans doute exactement l’inverse de celui que l’ambassadeur extraordinaire espérait: les députés flamands n’en ont été que plus résolus à pousser en avant les projets de motions qui leur étaient soumis.

L’attitude de M. Mehmet Hakan Olcay n’en est pas moins interpellante. Avant sa désignation à Bruxelles, il a en effet exercé pendant cinq ans la fonction de chef de département au cabinet du Premier ministre turc, M. Recep Tayip Erdogan, et ce avec le titre de ministre plénipotentiaire les trois dernières années. C’est donc un fidèle du pouvoir, et un très proche du Premier ministre, qui s’est exprimé cette semaine à Bruxelles. On peut donc estimer que les menaces qu’il a exprimées reflètent parfaitement le point de vue du gouvernement turc. À l’inverse, on pourra estimer que cette nervosité résulte des campagnes menées pour le respect des droits de l’homme en Turquie, et notamment de la campagne de la Fédération Européenne des Journalistes pour le respect de la liberté de la presse dans ce pays. Mais si tel est l’état d’esprit qui règne à Ankara, ces campagnes devront se poursuivre un certain temps encore, avant que la démocratie turque soit vraiment exemplaire…