Je n’étais pas à convaincre du « plafond de verre » qui fait obstacle à une authentique égalité salariale, même dans les secteurs comme celui de la presse écrite quotidienne où j’ai été actif jusqu’il y a peu et où les barèmes salariaux ne sont pas sexués. Je suis par ailleurs bien conscient depuis longtemps du pouvoir de nuisance des réseaux sociaux, où la bêtise s’exprime sans retenue sous couvert ou non d’anonymat mais avec le bénéfice de l’impunité, car qualifiée, indûment à mon sens, d’activité de presse relevant de la cour d’assises. Alors, faute de pouvoir combattre efficacement cette interprétation abusive, il ne reste qu’une solution: correctionnaliser le harcèlement comme on l’a fait jadis pour les délits de presse à caractère raciste.
Cette réflexion m’a été inspirée par la vision, ce mercredi soir sur la Une, du documentaire #SalePute d Florence Hainaut et Myriam Leroy.
Ce documentaire m’a doublement surpris à la fois par la violence des attaques contre les femmes interviewées (les injures sexistes qui ne surprennent hélas pas sont doublées de menaces physiques ou de menaces de mort explicites) et par le manque de réaction policière ou judiciaire quand les victimes portent plainte.
L’excuse? Les délits de presse relèvent de la cour d’assises et on sait qu’organiser un procès de presse coûte cher. Mais peut-on parler de délit de presse? Sur le Web, je le sais, tout le monde se proclame ou peut se proclamer journaliste… ce qui ne veut pas dire que tout le monde l’est.
Proférer des injures ou des menaces n’a par ailleurs rien à voir avec émettre une opinion ou présenter des faits après les avoir recueillis, vérifiés et mis en perspective, voire rectifiés si nécessaire, ce qui constitue l’activité journalistique par excellence.
Même à l’époque où je sévissais dans un quotidien qui m’employait et ne me rémunérait pas assez à mon goût (air connu), il m’était interdit de diffamer, a fortiori d’injurier ou de menacer quelqu’un de sévices voire de mort! Un(e) juriste normalement équilibré(e) peut-il (elle) défendre sérieusement que les mêmes pratiques relèvent d’une activité de presse parce qu’elles s’exercent en ligne?
Cela posé, l’adage veut que deux juristes enfermés dan une cabine téléphonique (s’il en existe encore?) en ressortent avec deux, trois, voire quatre opinions différentes. Et si un(e) juge a qualifié ces pratiques méprisables d’activité de presse, et qu’un(e) autre a embrayé, une jurisprudence s’élabore.
Par ailleurs, certaines conceptions évoluent : naguère, une blogueuse ou un blogueur n’étaient pas considérés comme des journalistes, aujourd’hui tout le monde admet que le journalisme s’exerce aussi à travers des blogs. À commencer par l’auteur de ces lignes.
L’argument selon lequel les journalistes bénéficient d’une quasi-impunité parce qu’on ne réunit plus une cour d’assises pour juger des délits de presse est ancien.
Les contempteurs de ce mécanisme soulignaient souvent que la Belgique était un des rares pays à ne pas avoir correctionnalisé les délits de presse et il y a une quinzaine d’années, à l’AGJPB (Association Générale des Journalistes Professionnel(le)s de Belgique) puis à l’AJP (Association des Journalistes Professionnel(le)s francophones et germanophones) que je présidais, nous nous opposions à toute correctionnalisation de ces délits en Belgique.
C’est que l’opération risquait de déstabiliser le mécanisme subtil mis en place par le constituant de 1831 pour bétonner la liberté de la presse avec l’’interdiction définitive de la censure; le principe de la responsabilité en cascade (si l’auteur est domicilié ou connu en Belgique, ni l’éditeur, ni l’imprimeur, ni le distributeur ne peuvent être poursuivis) et par la tâche confiée à la cour d’assises, avec son jury populaire, de juger les délits de presse, puisque la presse s’adresse au peuple.
L’impunité des journalistes était par ailleurs théorique avec les multiples plaintes au civil déposées contre elle et eux, d’autant plus que la cour de cassation avait étendu au domaine civil le principe même de la responsabilité en cascade.
La discussion était néanmoins serrée parce que la Justice, alors, avait qualifié d’activité de presse la diffusion par le Vlaams Blok, ancêtre du Vlaams Belang, d’un tract qualifié de raciste. Interprétation tout aussi choquante mais qui faisait jurisprudence.
Avec beaucoup de réticences, l’AGJPB a alors accepté la correctionnalisation des seuls délits de presse à caractère raciste. Et depuis lors, la pratique a dissipé les craintes exprimées pour la liberté d’expression et la liberté de la presse.
Aujourd’hui, on peut donc envisager la même correctionnalisation des délits de presse relevant du sexisme, de la discrimination liée au handicap ou à l’orientation sexuelle, ou au harcèlement en ligne « en meute », pourvu que cela soit strictement balisé.
Cela ne peut se faire en trois coups de cuiller à pot, comme l’a expliqué le ministre de la Justice, Vincent van Quickenborne, ce mercredi, au débat qui a suivi la diffusion de #SalePute sur la Une: il faut déclarer les articles de la Constitution nécessaires susceptibles d’être révisés, s’ils n’ont pas été déclarés tels pour l’actuelle législature, et ensuite trouver la majorité qualifiée requise pour les modifier, sous la prochaine législature.
Cela veut-il dire qu’on doit rester passif entre-temps? Rien n’empêche des juristes de contester cette qualification d’activités de presse pour les harceleurs en ligne, ou alors de les poursuivre au civil.
Et puis, la solidarité peut s’opposer à eux: plus d’une fois au cours de la soirée, l’engagement de l’AJP et notamment de sa secrétaire générale a été souligné au cours de la soirée.
Si, au cours du lourd conflit mené au sein du journal… qui (air connu), une responsable syndicale nationale, sans doute jalouse du taux d’affiliation de l’AJP dans le secteur de la presse et de la presse écrite quotidienne en particulier, la qualifiait avec mépris d’« organisation corporatiste » (sic), elle a une nouvelle fois prouvé qu’elle défend efficacement les droits matériels et moraux de ses membres. Y compris dans des secteurs où les syndicats classiques mettent rarement la main à la pâte…