Quand un juriste dérape


Que M. Mishael Modrikamen n’ait pas apprécié la perquisition dont il a fait l’objet hier est parfaitement compréhensible: personne n’apprécie l’irruption de policiers qui viennent, à son domicile ou à son bureau, emporter pour un but pas toujours explicite une série de documents, ou d’objets, dont on peut avoir un usage quotidien.

Le sentiment de révolte est encore plus grand si on est accusé de manière injuste de faits répréhensibles. Mishael Modrikamen est-il dans le cas? L’enquête judiciaire devra le dire, comme pour tout justiciable visé par une accusation. C’est seulement à son terme qu’on pourra dire si, comme le président du Parti Populaire le laisse entendre, nous sommes occupés à vivre une affaire Clearstream à la belge, ou si, bien plus classiquement, une curatelle de faillite a donné lieu à des malversations dont le curateur a bénéficié.

Car M. Modrikamen est aussi Me Modrikamen, et le juriste qu’il est doit se rendre compte de l’énormité de l’accusation qu’il a portée hier contre la Justice, en affirmant qu’elle a été téléguidée pour nuire au parti qu’il a créé, et dont il savait, a-t-il posé, qu’il allait déranger l’ordre établi.

Or donc, Me Modrikamen affirme que la Justice belge est «aux ordres», et que la séparation des pouvoirs est un mythe en Belgique? Curieux de la part d’un avocat, qui, dans le dossier Fortis, a utilisé toutes les ficelles de la procédure pour contester la gestion du dossier par les principaux ministres du pays. Est-ce le fait de s’être finalement donner tort qui lui a inculqué cette conception du système judiciaire… dont il est un des acteurs?

M. Modrikamen, qui a mélangé là curieusement le judiciaire et le politique, a osé affirmer qu’il s’attendait à des ennuis de ce type, «parce que notre parti dérange» a-t-il expliqué. Il dérange? Pour rappel, le sondage publié la semaine dernière par les journaux qui m’emploient (et ne me rémunèrent pas suffisamment à mon goût, air connu 😉 ), le PP était crédité de… 1,7% des intentions de vote en Wallonie. S’inquiète-t-on d’une formation politique aussi confidentielle?

Juriste, le président du Parti Populaire connaît la maxime: «De minimis non curat praetor», le juge ne s’occupe pas de futilités. En l’oubliant, le politique s’est décrédibilisé.

Vérité en-deçà de l’Atlantique, mensonge par-delà


Hasard du calendrier: c’est au moment où, en Belgique, les instances parlementaires diverses se saisissent de propositions de loi relatives au voile islamique, au Québec, Gérard Bouchard, un souverainiste convaincu, qui a coprésidé une commission qui a donné naissance au concept des «accommodements raisonnables» pourfend la proposition de loi présentée par le Parti Québécois visant à interdire tout signe religieux distinctif dans la fonction publique. «Pareille loi vaudrait au Québec une mise à l’index dans le monde entier, parce qu’elle violerait les libertés fondamentales» explique-t-il en substance. Cela n’a pas empêché le gouvernement Charest de tenter de régler la question, en proscrivant au moins le voile intégral dans l’administration: la solution ne satisfait ni les tenants de la liberté de religion, ni ceux d’une laïcité affirmée au Québec.

Revenons aux propos de M. Bouchard: la Belgique et la Communauté Wallonie-Bruxelles sont-elles elles aussi menacées du pilori, si elles légifèrent dans le même sens?

Étrangement, les concepts semblent diamétralement opposés, de part et d’autre de l’Atlantique: ce sont précisément les «accommodements raisonnables» québécois qui sont dénoncés chez nous, comme conduisant tout droit au communautarisme. Et la législation envisagée s’inscrit à contre-courant de ces principes.

Qu’en tirer comme leçon? Que le problème est malaisé à résoudre, bien sûr: il y a à concilier à la fois le respect des libertés individuelles fondamentales, et la nécessaire adhésion à des valeurs démocratiques communes, qu’un certain port du voile imposé, ou certains types de voiles veulent nier. Et que ce qui était vrai jadis pour les Pyrénées l’est aujourd’hui pour l’Atlantique: vérité en-deçà, mensonge par-delà…

(photo François Brunelle)

Des perquisitions qui posent questions


Les perquisitions musclées opérées, de Denderleeuw à Verviers, en fin de semaine dernière, qui visaient des organisations kurdes en Belgique, et plus particulièrement la très populaire télévision kurde ROJ TV interpellent. Parce que leur fondement juridique apparaît discutable: elles visent le PKK, le «Parti des Travailleurs du Kurdistan», qui est toujours répertorié sur la liste des organisations terroristes internationales. À juste titre? Le PKK, que l’on sache, a annoncé un cessez-le-feu, il y a quelques années déjà, et, depuis lors, il n’a plus mené d’action réputée terroriste. On n’en dira pas forcément autant de l’armée turque, à l’égard des populations kurdes de Turquie. Et pourtant, sous pression états-unienne dit-on, le PKK reste inscrit dans cette liste, et ses militants pourchassés.

La deuxième raison d’inquiétude vient de la Turquie elle-même. Je ne fais pas allusion ici aux récentes arrestations opérées dans les milieux militaires qui font craindre pour la démocratie turque.Mais je pense à la démocratie turque elle-même qui, sous bien des aspects, reste à parfaire. Notamment sous l’angle de la liberté de la presse: si la Fédération Européenne des Journalistes tiendra son assemblée générale à Istanbul, cette année, c’est bien pour marquer la préoccupation des journalistes européens à cet égard. Mais si la candidature de la Turquie à l’adhésion à l’Union Européenne reste encore largement en panne, c’est moins à l’hostilité de pays comme la France qu’elle le doit, mais surtout au manque de respect des droits de l’homme qu’on y décèle encore beaucoup trop souvent.

La question kurde est, avec la question arménienne, un dossier qui reste interdit de débat en Turquie. En 1919, à Versailles, elle avait pourtant bel et bien figuré à l’ordre du jour des négociateurs du traité qui mettait fin à la Première guerre mondiale. Les Kurdes, à l’époque, n’avaient pu s’unir pour envoyer une délégation faire valoir leurs droits en France, mais les puissances qui tentaient de redessiner la carte du monde avaient bien senti qu’un problème se posait: Lloyd George, le Premier ministre britannique, partisan au départ de la création d’un Kurdistan indépendant, avait fini par admettre que «ce pays avait toujours vécu sous la domination turque, et (qu’) il était difficile de le séparer de la Turquie, à moins de lui donner un protecteur alternatif». Mais le statut du Kurdistan était néanmoins resté en suspens: ou bien il devait devenir largement autonome dans le cadre de l’État turc, ou bien il obtenait un statut d’indépendance, auquel s’adjoignaient éventuellement les Kurdes d’Irak. On sait ce qu’il est est advenu, et de Turquie en Irak, sans oublier l’Iran, les Kurdes ont été depuis lors largement opprimés. Ceux d’entre eux qui ont pris les armes pour les défendre ont été qualifiés de «terroristes»: on sait ce que la sémantique veut dire, les «terroristes» pour les uns son des «héros de la résistance» pour les autres. On ne peut évidemment pas revenir en arrière, et, de Yougoslavie en Palestine, le traité de Versailles a sans doute plus créé de problèmes qu’il n’en a résolus. Mais on ne peut nier que l’impossibilité de débattre de cette question en Turquie pose, là aussi, problème sous l’angle de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

Et ce dernier aspect est encore plus mis en évidence par la réduction au silence de ROJ TV: la fermeture de la télévision kurde, qui n’est pas visible en Turquie, a été saluée de manière très positive par les autorités turques. On ne peut pas vraiment dire que cela soit rassurant….