Quand le «Belang van Limburg» reprend la «Lettre au Roi» de Jules Destrée de… 1912


Depuis quelques semaines, la VRT, aux ordres du gouvernement flamand, a entamé la diffusion d’une grande fresque historique retraçant l’Histoire de la Flandre. Une Histoire de Flandre qui ne convainc pas nombre d’historiens flamands. Et ne satisfait pas des téléspectateurs, notamment en province de Limbourg, où, sans le savoir sans doute, on reprend pratiquement les termes de la fameuse «Lettre au Roi» où le député wallon Jules Destrée, en 1912. Celle où il déclarait à Albert Ier, «laissez-moi Vous dire la vérité, la grande et horrifiante vérité : il n’y a pas de Belges».

Het Verhaal van Vlaanderen a fait froncer les sourcils de plus d’un historien flamand rigoureux. D’abord parce que l’entreprise a été commanditée par des ministres nationalistes flamands de la N-VA, qui ont généreusement subsidié l’entreprise. Et on peut les soupçonner de ne pas vouloir un résultat contraire à leurs attentes.

La démarche historique, ou pseudo-historique, n’est par ailleurs pas neuve, et elle a montré ses limites dans le passé. Notamment à travers la monumentale Histoire de Belgique, établie par Henri Pirenne, à la fin du XIXe siècle, et dont le propos était que la Belgique pré-existait déjà avant son indépendance, proclamée en 1831. C’est de cette époque que date la référence à la fameuse phrase de Jules César, dans sa relation de la guerre des Gaules, «horum omnium, fortissimi sunt Belgae»; «de tous ces peuples de la Gaule, les Belges sont les plus courageux». En omettant opportunément la suite de la phrase du conquérant latin, «propterea quod a cultu ataque humanitate provinciæ longissime absunt», «principalement parce qu’ils sont les plus éloignés de la culture et le l’humanité de la province (romaine)».

C’est, près de 130 ans plus tard, la démarche qu’a voulu initier le gouvernement flamand, en imposant le «canon flamand» à sa chaîne publique, dont il a par ailleurs singulièrement réduit les moyens.

Dans cette perspective, il faut nécessairement tordre le cou aux faits historiques, à la fois pour ne pas allonger indéfiniment le récit, et aussi pour rendre plus solide la thèse sous-jacente.

Cela ne va pas sans mal. Ainsi, cette semaine, un lecteur du «Belang van Limburg» se plaignait-il. «La manière dont la Bataille des Éperons d’Or a été reconstituée a été bien réalisée et s’est révélée très instructive» a-t-il écrit au quotidien limbourgeois. «Mais ce qui me dérange», a-t-il ajouté, «c’est que depuis mon école secondaire, nous sommes, ici au Limbourg, obligés d’apprendre l’histoire de la Flandre-Occidentale et de la Flandre-Orientale, et que nous n’apprenons presque rien de notre propre histoire (…). Et je suis toujours aussi frustré. Est-ce qu’on parlera, dans de prochaines émissions, des traités de Londres (1839) et de Maastricht (1843), qui ont été tellement important pour le Limbourg? Le Limbourg qui est à nouveau traité par une marâtre.».

Et de conclure: «Je n’ai aucun problème avec le fait que cette série a été largement subsidiée. Sans de tels subsides, j’en ai bien peur, une telle série télévisée serait impossible à réaliser. Mais, par contre, j’aurais aussi aimé que ma propre histoire soit mise en image».

Ce que ce lecteur ne sait peut-être, ou pratiquement pas, c’est que dans son courrier au quotidien limbourgeois, il a en partie paraphrasé Jules Destrée. On croirait même relire le texte écrit en 1912 par le député wallon à l’adresse du roi Albert Ier.

«Ils nous ont pris notre passé», accusait Jules Destrée en 1912

«Ils nous ont pris notre passé. Nous les avons laissé écrire et enseigner l’histoire de Belgique, sans nous douter des conséquences que les traditions historiques pouvaient avoir dans le temps présent. Puisque la Belgique, c’était nous comme eux, qu’importait que son histoire, difficile à écrire, fût surtout celle des jours glorieux de la Flandre ? Aujourd’hui, nous commençons à apercevoir l’étendue du mal. Lorsque nous songeons au passé, ce sont les grands noms de Breydel, de Van Artevelde, de Marnix, de Anneessens qui se lèvent dans notre mémoire. Tous sont des Flamands ! Nous ignorons tout de notre passé wallon. C’est à peine si nous connaissons quelques faits relatifs aux comtes du Hainaut ou aux bourgmestres de Liége. Il semble vraiment que nous n’ayons rien à rappeler pour fortifier les énergies et susciter les enthousiasmes», écrivait notamment l’élu carolorégien.

«Des milliers et des milliers d’écoliers ont subi le même enseignement tendancieux. Je suis confus de mon ignorance quand je m’interroge sur le passé wallon. Des amis mieux informés m’assurent que notre grand Pirenne, malgré tant d’aperçus ingénieux, n’a pas su, sur ce point, se dégager de la traditionnelle glorification flamande et faire à la Wallonie la place qu’elle mérite. Il est assez frappant qu’à Liége, comme dans le Hainaut, on réclame maintenant des histoires régionales, dont on sent la nécessité», poursuivait Jules Destrée.

«Mais quelle que soit mon incompétence sur ces sujets controversés, un aspect significatif des dernières commémorations me paraît à noter. Il semble que le patriotisme rétrospectif des Flamands ne se plaise qu’à célébrer des massacres de Français. La bataille des Éperons d’or, si éloignée (1302 !) est devenue extraordinairement populaire parce qu’elle fut l’écrasement de la chevalerie française. Toute la Campine fut soulevée en 1898 pour le centenaire de la Guerre des paysans ; on exalta avec raison l’héroïsme de ces pauvres gens révoltés par amour de leur terre et de leur foi, mais dans tout cet élan, dans tous ces discours, on découvrait le sentiment mauvais de la haine de la France, la malédiction de l’étranger. Certains fanatiques flamingants, quand ils vous parlent d’histoire, semblent toujours regretter le temps où la mauvaise prononciation de Schild en vriend était punie de mort immédiate», commentait-il encore.
«Ils nous ont pris nos artistes. Le maître pathétique de Tournai, Roger de le Pasture, l’un des plus grands artistes du XVe siècle, est incorporé parmi les Flamands sous le nom de Vander Weyden. L’art flamand brille d’un éclat radieux. L’art wallon est ignoré», relevait également Jules Destrée.

Pour en revenir au courrier du lecteur du «Belang van Limburg», on ne se risquera pas à se demander quel cours d’histoire il a suivi en humanités ou du moins ce qu’il en a retenu. Car si sa connaissance de l’histoire du Limbourg se limite aux traités de Londres et de Maastricht, qui ont acté la scission des Limbourg belge et néerlandais, et aussi, ne l’oublions pas, la séparation de la province et du Grand-Duché de Luxembourg, le passé de sa province est bien plus ancien.

Et c’est là, sans doute, pourquoi Het verhaal van Vlaanderen ne va guère parler du passé du Limbourg. Car il devrait alors revenir sur la longue histoire de la principauté épiscopale de Liège, dont le Limbourg néerlandais et le Limbourg belge faisaient largement partie, au même titre que nombre d’autres terres wallonnes d’ailleurs.

Parmi les vingt-trois «Bonnes villes» de la principauté de Liège, douze étaient limbourgeoises pour onze répandues sur le territoire qui est devenu wallon aujourd’hui. Bree, Beringen, Bilzen, Borgloon (Looz), Hamont, Hasselt, Herk-de-Stad (Herk-la-Ville), Maaseik, Peer, Sint-Truiden (Saint-Trond), Stokkem, et Tongeren (Tongres) ont partagé leur passé avec Châtelet, Ciney, Couvin, Dinant, Fosses-la-Ville, Huy, Liège, Thuin, Verviers, Visé et Waremme. Elles y côtoyaient Bouillon et Maastricht, chacune sous statut particulier.

Difficile, on s’en doute, pour une histoire flamingante de la Flandre, de rappeler cette cohabitation qui a duré plusieurs siècles, sans que les différences linguistiques ne suscitent de conflit majeur, le latin ayant été longtemps la langue de gouvernement.

Au bout du compte, Het verhaal van Vlaanderen séduira sans doute la majorité des téléspectateurs flamands, mais en laissera un certain nombre, notamment en province de Limbourg, sur leur faim. Et d’ici à quelques années, sa démarche historique apparaîtra aussi vaine que ne l’est, aujourd’hui, celle de Henri Pirenne, chantre de la Belgique éternelle…